Le nénuphar et l’éphémère

Mon amour,

Je sais, je ne devrais plus t’appeler ainsi, tu n’es plus mien, d’ailleurs tu ne l’as jamais été, tu m’accusais de vouloir t’attacher à la terre – mais cet amour du moins me reste, même si tu n’en veux plus, même si je ne t’envoie pas cette lettre. Laisse‑moi l’écrire, du moins, puis la confier au vent, ou au courant, au hasard qui conduit les mondes, et peut‑être les crée, laisse‑moi même espérer qu’elle t’arrive, dans cent ans ou bien mille, quand nous ne serons plus rien, ni toi ni moi, que ce qui reste d’un amour.

Toi tu tenais plus au ciel qu’à la terre, tout ce que tu demandais c’était de regarder les étoiles, toute la nuit, toutes les nuits, à la fin, peut‑être était‑ce pour ne pas faire de rêves que tu ne dormais plus, pour ne plus voir d’humains, fût‑ce en rêve, qui t’auraient caché les étoiles. Au début je venais près de toi, mais tu ne dois pas t’en souvenir, sans doute ne me remarquais‑tu pas, tu étais immobile, comme une pierre, un morceau d’étoile tombé en terre, moi je posais ma tête sur ton épaule, c’était si haut pour moi que pour y arriver je devais m’asseoir sur une pierre – mais jamais je n’y arriverais, tu étais si loin. Quelles nuits pourtant j’ai passées, contre quelles nuits d’amour les aurais‑je échangées, sous cette pluie d’étoiles filantes, et nos regards qui se rejoignaient au ciel, s’ils n’y arrivaient sur terre. Et puis un soir, j’ai senti que je te gênais, je ne bougeais pas, je me taisais, mais ne fût‑ce qu’être là c’était trop, avec les étoiles tu voulais être seul. Je serré ta main pour te dire au revoir, la tienne n’a pas répondu, je sus qu’on ne se reverrait pas sur terre.

Maintenant j’ai pris la relève, depuis que tu n’es plus là je veille sur le ciel, de toute manière je ne peux plus dormir. Au fil des heures, des nuits, des mois, mes yeux s’accommodent au vide que tu as laissé, et à l’obscurité, peu à peu se révèlent les profondeurs du ciel ; derrière les astres qui d’emblée apparaissent, toujours il en vient d’autres, à l’infini, et à la fin le vide déborde, et la nuit s’est illuminée. Je sais, le ciel est noir, son bleu n’est qu’une illusion de notre atmosphère, et de nos yeux, en qui la lumière bleue se disperse mieux que la rouge. Mais à force de guetter les nuits j’attrape des yeux de chauve‑souris, aveuglés par le jour, mais percevant des rayonnements en deçà du rouge et au‑delà du violet, et puis surtout ces ondes que dégagent les corps. Les astres m’ont appris à reconnaître un corps à la manière dont il absorbe la lumière, et à la couleur de son rayonnement, son âge même par là transparaît, les étoiles bleues révélant qu’elles sont jeunes, les jaunes qu’elles vieillissent. Cette aura bleue, pourtant, autour de toi, ne disait pas seulement ta jeunesse, mais aussi ton attrait pour les gouffres de la mer, ou du ciel, où les humains se perdent.

J’apprends que la lumière naît d’un arrachement, fût-ce d’électrons, mais qu’en elle s’opèrent d’impensables unions, celle de la matière et de son contraire, qui lorsqu’ils se rencontrent s’annihilent, comme nous peut‑être, mais se mettent à briller. Dans la lumière s’unissent même les corps et les ondes, or toi n’étais‑tu d’ondes marines ou célestes, quand moi je n’étais qu’un corps de terre. Si cependant nous nous étions trouvés, à quelle aveuglante clarté aurions‑nous donné le jour.

Dans ma nuit je m’efforce aussi de voir d’autres lumières. Celle de la Voie Lactée, qui n’est que notre galaxie vue sous un certain angle, à la fois nôtre et située à des années‑lumière – comme tu étais pour moi le plus proche et radicalement étranger. Il y a aussi la lumière cendrée, simple reflet solaire par lequel la Terre éclaire la lune – or si la Terre peut éclairer, ne pourrais-je pas rayonner, par cet amour, même si le soleil, et celui que j’aime, sont partis. Les astres morts eux-mêmes ne rayonnent-ils pas, au-delà encore n’y a-t-il pas cette lumière fossile, celle d’astres morts depuis si longtemps, émise lors de la naissance de l’univers, invisible depuis la terre, discernable seulement si l’on s’enfonce dans l’espace. Moi aussi il faudrait que je prenne un peu de distance, pour de nouveau percevoir ce bonheur, qui m’arrachait de terre, quand ma tête se posait sur toi.

Que l’absence de soleil, de lune, jusqu’à la tienne, me devienne une chance, pour voir des astres ou des êtres d’un rayonnement plus secret, qui ne se révèle qu’au fil du temps. Rien ne me plaît tant, déjà, que d’observer les nébuleuses, et leurs reflets bleutés, en songeant que les planètes de notre soleil, de loin, ne se fondent pas moins en une nébuleuse. Ma vie solitaire est scandée par le lever des astres et leur coucher, ou la venue, inscrite sur mon calendrier, de ceux qui ne font que passer. Hier ce fut une pluie de Néréides, car jusqu’aux étoiles filantes, j’en connais à présent les noms. Comment ne pas être tentée, devant cette abondance, de faire un vœu, mais que pourrais‑je souhaiter sinon que tu reviennes, et cela ne se peut ; qui sait même si cela ne me ferait pas peur. Les étoiles filantes, d’ailleurs, ne sont que des débris d’astres pulvérisés – qui jamais ne se réuniront. Derrière elles que laissent-elles, sinon un peu de poussière. Mais après tout nos planètes ne sont-elles d’autres débris d’étoiles, trop petits pour se rallumer.

A l’autre extrême, il y a ces astres trop immenses pour rayonner, si denses qu’ils cessent d’être des astres pour devenir des trous, dans l’espace comme le temps, d’un noir qui annihile toute lumière, la leur comme celle des autres. Comment ne pas te reconnaître, dans cette lumière trop intense pour se manifester, dans ces foyers qui refusent d’irradier, dont les rayons  se replient sur eux-mêmes, comme ces bras que tu ne m’ouvrais pas. Pour qu’ils s’ouvrent peut-être eût‑il suffi d’un peu de soleil, que moi je ne sus te donner – les trous noirs mêmes, parfois, devenant visibles par une étoile voisine. Moi je fus l’une de ces étoiles trop frêles, qui se laissent absorber par les gouffres obscurs. Mais il me plaît de penser que c’est d’un tel abîme, au cœur de notre galaxie, que naquit notre soleil – ainsi qu’en me détruisant tu m’éclaires.

Dans le tracé des astres, il m’arrive même d’espérer lire l’avenir. Les étoiles les plus proches, là, reprennent le pas sur les abysses, comme le désir sur le renoncement. Je n’ai plus d’yeux alors que pour Saturne et sa mélancolie, sous le signe de qui tu naquis, à ne plus tourner qu’autour de toi je deviens sa onzième lune, et dans son anneau je vois la promesse d’une alliance qui ceindrait le corps entier. Jusqu’en plein jour il me reste visible, quand ma planète à moi est en perpétuelle éclipse. Car jamais nous ne verrons vraiment Vénus, ni l’amour, son atmosphère est trop opaque, sous ses cinq cents degrés, mais il n’est pas besoin de la voir pour savoir que l’amour brûle, et que la lave labourant sa planète la laisse pleine de trous.

Pour reposer mes yeux brûlés, parfois je reviens à la terre. Il est vrai que ce jardin n’est qu’un reflet du ciel sur la terre. Entre mes feuillages les étoiles paraissent des corolles, et dans mes parterres fleurissent des astrées, des stellaires, des lunaires, tandis que les fruits du clérodendron, petites boules bleues dans des étoiles rouges, font se rencontrer les naines bleues et les géantes rouges. Les premiers jardins ne traçaient‑ils un escalier vers le ciel, à Babylone, où ils étaient voués aux dieux, en ce temps où les dieux se confondaient avec les étoiles. La première fois que j’en entendis parler, de ces jardins suspendus, je les vis tenus par des fils qui les reliaient au ciel – et fus déçue d’apprendre qu’ils n’étaient que terrasses, en progression lente vers les hauteurs. Ce ne fut qu’en travaillant mon propre jardin, que je compris combien toute œuvre végétale se taille dans l’épaisseur du temps. Comme le ciel ce jardin ne se révèle que peu à peu, chaque arbre en cache un autre, de l’ombre on se dirige vers une clairière, ce jardin n’étant au fond qu’un chemin vers la clarté. Ces plantes je les ai choisies moins pour la teinte de leurs fleurs que pour la brillance de leur feuilles, et la manière, lisse ou poreuse, dont elles reflètent la lumière. Les fleurs bleues, néanmoins, qui te rappelaient à moi, il me les fallut toutes – de la sombre ancolie, figurant la mélancolie des sujets de Saturne, en son deuil mauve et son cœur de feu évoquant Vénus, jusqu’au myosotis, qui dans la langue des fleurs signifie « ne m’oublie pas ». Et à côté, semblable à s’y méprendre avec ses petits pétales pervenche, il y a l’éphémère, pour rappeler à qui l’oublierait combien la grâce est fugace. Pour l’orée du jardin, par contre, il fallut trouver des plantes d’ombre, des fougères qui remontent presque à la création du monde, ou des acanthes envahissant les ruines des mondes comme des amours, et dont les fleurs paraissent sèches avant que d’être. Mais ma préférée reste la pensée, qui dans les jardins comme l’existence, ne peut croître qu’à l’ombre, et va des bleus aux jaunes, comme la vie d’une étoile.

Si le regard s’élève, il passe de l’infime des inflorescences à l’infini du paysage. Car à ce jardin je n’ai pas mis de bornes, les collines et les bois qui l’entourent n’en sont que le prolongement. Ainsi ses allées se souviennent-elles qu’elles sont faites pour s’en aller. Et lorsque le soleil se couche, sur mes compositions d’ombres et de lumières, il semble se poser comme une patine dorée, qui d’un tableau quelconque fait l’œuvre d’un maître. Je reviens alors à l’origine de l’univers, où ce sont les plantes qui, avec un peu d’eau et de lumière, ont enveloppé la terre d’une atmosphère où respirer. Du reste elles n’en finissent pas de transformer nos reflux en air pur, et nos deuils en bourgeonnements.

Pour mieux encore refléter les étoiles, au centre du jardin j’ai creusé des bassins que la pluie a remplis. Ainsi est‑ce vraiment le ciel qui a pris possession de ce coin de la terre. Quelquefois il me semble que la lueur des astres, sur la surface de l’eau, est encore plus douce que dans l’espace. Et à mes arbres je ne suis pas loin de préférer leur reflet. Cette eau aussi, je l’ai fait venir pour qu’elle me parle de toi, qui ne te sentais chez toi que dans le fond des mers. A nos aspirations et nos soupirs tu préférais l’apnée, tu plongeais toujours trop longtemps, et trop profond, là où règne l’obscurité, où plus aucune lueur, aucune vie, ne pénètre, d’ailleurs tu préférais plonger la nuit, pour baigner dans une nuit généralisée. Tu aimais que là‑bas les mondes se mêlent, celui des morts, des animaux, et puis des plantes, saura‑t‑on jamais à quel règne appartient l’anémone, ou le corail, et toi tu étais fasciné par les anneaux de corail, pareils à celui de Saturne, ces amas de coraux morts qui à la longue forment des îles, dont les vivants ne peuvent plus occuper que les bords. Les dauphins te tournaient autour, aimant tellement les hommes qu’ils se chargent des âmes de leurs morts – peut‑être te prenaient‑ils pour un mort, tu restais si parfaitement immobile que les poissons finissaient par t’approcher, les tortues elles‑mêmes, qui craignent tellement les hommes, se laissaient caresser – mais toi elles voyaient bien que tu n’étais pas complètement humain.

Dans mon jardin aussi, il y a une tortue, mais une tortue de terre, qui ne craint pas les humains, du reste depuis notre enfance commune elle eut tout le temps de s’habituer à moi. Quand elle a envie de tendresse, elle tend son cou, de tout son long, et quand sous sa tête je caresse sa peau toute fripée, mais étonnamment douce, elle ferme les yeux de plaisir, comme lorsqu’elle prend le soleil. Quand elle a faim, elle me mordille les orteils, à me faire mal, pourtant cela aussi m’est presque doux, à moi que plus personne ne touche. Elle était si petite, ma tortue, quand je l’ai reçue, pour devenir si énorme, que parfois je suis tentée de m’asseoir sur son dos, et de me laisser porter, de m’abandonner, enfin, comme on s’en remet à plus sage que soi. Ne dit‑on pas que c’est une tortue qui porte sur son dos le monde, au milieu de l’océan, les tortues ne datent‑elles pas du temps où l’océan recouvrait le monde, certains disent qu’elles sont éternelles, du moins sont‑elles aussi ancestrales que mes fougères, absorbant comme celles‑ci les douleurs des humains, afin de leur rendre un peu de sérénité. Les tortues on dirait que ça survit à tout, il paraît que même dans le désert, elles trouvent toujours un point d’eau, pour y puiser la vie.

Or les premiers jardins n’étaient-ils des oasis dans le désert, tels des étoiles dans l’espace glacé, seuls points où la vie un jour serait possible. Le paradis lui-même, dont nous fûmes chassés, n’était‑il un jardin, où poussaient côte à côte l’arbre de vie et celui du savoir – mais l’homme prit la vie, et à la femme il ne resta que la science. Alors elle se souvint que ce ne fut pas le jardin qui fut créé pour l’homme, mais l’homme pour cultiver ce jardin. Qui sait si un jour je ne te préférerai pas des fleurs, ou même un homme qui en crée? Il me plaît tant de l’écouter, déjà, celui chez qui j’achète les miennes, et qui me raconte leur vie, leurs mœurs et leurs amours. L’arbre de la connaissance, chez lui, paraît s’être greffé sur celui de la vie.

D’ailleurs quand les hommes exilés voulurent retrouver le paradis, et durent traverser le désert, ce furent des plantes qui les sauvèrent. Car ce qu’ils prirent pour la manne céleste, en réalité n’était qu’une rosée suintant des branches de tamaris. Souvent les arbres pleurent, pour consoler les hommes, les nourrir tant qu’ils vivent, les embaumer quand ils sont morts, les parfumer quand ils se mettent à aimer. Après la Genèse et l’Exode, lorsqu’une femme s’éprend d’un homme, dans la Bible, elle traverse la Terre pour venir à ses pieds déposer des parfums, de la myrrhe et de l’encens, recueillis sur le tronc des arbres. Alors l’homme se met à chanter, et vers le ciel s’élève le Cantique des Cantiques. Celui‑ci parle de collines encensées et de monts emmyrrhés, où les femmes deviennent des jardins. A lire cela moi je mis à rêver de noces en une enceinte d’arbres, sur un lit de pétales. Entre tous les parfums, je me mis à préférer celui de ces lys qui peuplent le Cantique, mais dont l’essence est tellement volatile qu’on ne peut la fixer en l’une de ces eaux dont se parfument les humains.

M’efforçant de les faire fleurir mes plantes, je te revois, tranchant des arbres. Tu me faisais presque peur, avec cette scie qui te secouait de ses hurlements. Je me disais qu’un jour, dans l’une de tes colères, je pourrais bien me retrouver à la place de ces troncs. Et je me demandais en combien de morceaux il faudrait que tu me réduises pour que je renonce à toi. Tu m’appris que le bois d’aubier, tout juste sous l’écorce, est plus tendre mais moins sûr, se déformant au gré de l’humidité; je devinai le reste, que c’est le bois de cœur qui est à la fois le plus dur et le plus fiable; je ne voulus pas reconnaître, dans ta tendresse, celle de l’aubier, qui devient tout autre dès qu’il s’approche de la mer; tu ne voulus pas voir, derrière ce que tu appelais ma dureté, un cœur qui ne pourrait t’oublier.

Ces bois déserts où tu vivais, et ton silence impénétrable, comme celui d’un arbre, eux aussi me faisaient peur, mais ils me fascinaient. J’étais comme une étoile, face à un astre plus fort qu’elle, ne sachant si elle doit le fuir, ou s’abandonner à sa gravité. Tu étais si grand, et puis ta peau tannée par le soleil et les vents de la mer avait tellement l’air d’une écorce, comment ne t’aurais‑je pas pris pour un arbre. Je ne désirais plus que m’enrouler à toi, de toutes mes vrilles, comme l’une de ces plantes qu’on nomme volubiles, parce que de tous leurs pores et de toutes leurs senteurs elles clament leur amour. Et comme jadis on crut que l’axe du monde était un arbre, de toi je fis le pilier de ma vie.

La première fois que je vins chez toi, sur le chemin je trouvai un trèfle, dont je crus qu’il avait quatre feuilles. Déjà j’y voyais un signe, lorsqu’en le cueillant je dus me détromper. Dans cette méprise, par contre, je ne vis nul présage. Pour y voir clair, j’avais trop à sentir, avec ce figuier devant ta porte, dont l’odeur chaude, sous le soleil, envahissait ta demeure et tes bois. Il croulait de fruits, que tu ne cueillais pas, qui s’écrasaient par terre, et pourrissaient doucement, dans une senteur suave jusqu’à l’écoeurement. Plus tard, dans ce figuier, je dus me reconnaître, étouffant d’une envie de donner, à un homme qui ne voulait rien recevoir, et sans me toucher me laissait dépérir. Avec toi la douceur ne serait jamais loin de l’amertume, ni de l’écoeurement.

A cette odeur de figuier, dès que je t’approchais, se joignaient celles de tous les arbres que tu avais coupés. Chaque jour avait son essence, un soir c’était le clair‑obscur du chêne, un autre l’éclat du bouleau. Jamais tu ne m’offris de fleurs, mais chaque semaine était un bouquet de parfums. A ceux‑ci se mêlait ta sueur, comme si l’eau salée de la mer n’avait pu s’arracher à ta peau, parfois il me semblait même que tu sentais l’ambre, cette effluve amoureuse des cachalots, si tenace qu’elle sert de base, dans les parfums, aux essences plus volatiles. Qui sait si sur ta peau le lys même n’aurait pu tenir. Parfois je me frottais le corps de pétales de lys, mais tu ne sentais rien. J’espérais pourtant que par mes caresses ce parfum reste sur ta peau, comme une écorce garde l’odeur de l’animal qui se frotte à elle. Et jamais je ne te sentis mieux que ce jour où tu avais taillé des cyprès, dont l’odeur amplifiait la tienne. Plus que jamais je crus étreindre un arbre. Ce fut ce jour‑là aussi que je sentis, dans une sorte d’effroi, à quel point je t’aimais – et que d’un tel amour on ne se remet pas. Car si le cyprès était tien à ce point, n’était‑ce pas d’être si sombre, voué aux tombes et aux allées qui ne mènent à rien. Un jour, je vis un cyprès tout enguirlandé de fleurs de la passion. Et dans ces noces aussi belles qu’improbables, je me vis accrochée, de toutes mes tiges, à ton tronc. Le parfum de nos corps mêlés, cependant, peut-être ne l’ai-je respiré qu’en rêve.

Ce parfum qui fait naître l’amour, c’est lui aussi qui reste, quand l’amour doit mourir, de ce corps qu’il faut oublier. Or parmi les fioles d’un parfumeur, une fois je trouvai cette essence de cyprès qui fut l’essence de mon bonheur. Mais je me retins. Jamais le contenu d’un flacon ne nous rendra l’ivresse d’un arbre – pas plus que le souvenir ne ranime ce qui fit la grâce d’un instant ; depuis que je te parle ici, je n’ai fait que remuer la lie de ce qui fut le plus grand bonheur de ma vie. Rien n’est plus secret, ni indicible, que le bonheur. Et du parfum le plus suave, au bout de quelques mois, ne subsiste qu’une odeur de tiges, à la fois trop vertes et pourries. Que raconte un parfum, sinon l’agonie de la fleur. Les essences, comme la lumière, ne viennent‑elles pas d’une séparation, d’avec la substance végétale et de l’eau qu’elle recèle – comme le ciel existe de laisser ici‑bas la terre et la mer. Or des essences concrètes, il s’agit encore d’extraire les essences absolues – ainsi que l’oreille absolue, au fond du plus épais silence, celui des nuits ou de tes bois, sait retrouver le la. D’une vulgaire eau de cyprès je n’avais plus besoin, puisqu’un cyprès s’était enraciné en moi.

L’eau n’en a pas moins l’art de porter les senteurs au bout d’elles‑mêmes – et moi qui aime tant que le soleil révèle toutes les brillances de ce jardin, je souhaite parfois la pluie, qui elle en ravive les odeurs. N’est‑ce pas, dans notre tête, un noyau nommé l’hippocampe, un animal de mer, qui porte notre mémoire? Et par tous ces parfums, s’engouffrant dans mon cerveau reptilien, je remonte à ce qui fut, dans ma vie, le temps des fougères et des tortues.

Mais ma mémoire est si pesante qu’elle écrase parfois le présent, et fige le temps. Pour lui rendre sa fluidité, j’en reviens alors à la musique, et à ma harpe. Je joue dans la nuit, me fiant plus au toucher qu’à la vue, ta peau ayant rendu si sensibles mes doigts, que comme ces chauves‑souris dont déjà j’ai les yeux, désormais je m’oriente par des sons, inaudibles aux hommes qui ne savent écouter la nuit. Peu à peu je m’initie à cette musique des sphères dont parlait Pythagore. La musique comme la lumière n’est‑elle pas faite d’ondes? D’ailleurs ma harpe est fille de la lyre d’Apollon, dieu de la lumière comme de la musique, dont les sept cordes figuraient les plus proches planètes. Et cherchant au ciel la constellation de la Lyre, je me rappelle que c’est dans une carapace de tortue que le dieu tendit ses cordes.

Alors me revient l’histoire de Daphné, nymphe des bois et fille de la terre, dont s’éprit ce dieu qui sortit de la mer. On dit qu’elle se changea en laurier pour fuir ses étreintes; moi je crois que ce fut pour y survivre, lorsque ces étreintes eurent cessé. Moi qu’étreignit aussi un être de la mer, qu’ai‑je fait d’autre, quand tu partis, que m’enraciner parmi les arbres. Et les nuits où je ne vois plus à quoi rime notre histoire, pour me le rappeler j’écoute la voix d’Apollon, qui retentit dans les cordes d’une harpe, dans les feuillages des arbres, en particulier des lauriers, ou qui se trace dans le dessin des carapaces de tortues.

Comme Daphné je dois être une dryade, l’une de ces nymphes qui meurent lorsqu’on tranche l’arbre auquel elles étaient attachées. L’eau te plaisait tant, hélas, que j’essayai de me faire naïade, en imitant ces nymphes qui vivent dans les rivières. Mais cela ne suffit pas, toi il te fallait sans doute une néréide, séjournant dans les mers, avant de se faire météore. Or moi j’ai toujours eu peur de l’eau, et le mal de mer. Pourquoi, aussi, toujours m’éprendre de ce qui me fuit, ou m’est si étranger, comme un dieu surgi de la mer.

Tes nuits de plongée, plusieurs fois, je te demandai de me les décrire. Mais tu savais aussi peu parler de la mer que moi du bonheur, quand je n’ai pas ma harpe. Or toi la musique tu n’y entendais rien, la seule mélodie qui pouvait te toucher c’était le chant des tortues, au temps de leurs amours, ou celui des baleines bleues, le plus puissant qui soit dans le règne animal, si grave que les vrais humains ne peuvent le percevoir. Une fois échoué sur terre, ne te restait que cet écho de la mer qu’on entend dans les coquillages.

Entre la terre et l’eau, je sais, toujours celle‑ci l’emporte, notre Terre elle-même est couverte de mers. Dans ce jardin, pourtant, j’essaie de nous réunir en nos deux éléments, comme les jardins d’Orient résument l’univers. La beauté d’une fleur ne tient‑elle, tout autant qu’à sa terre, à l’eau dont on l’arrose ? Mais lorsque c’est dans l’eau qu’elle pousse, la fleur, encore faut‑il que la lumière puisse lui parvenir, et chaque jour, dans mes bassins, je dois retirer les feuilles mortes occultant la surface, pour faire place à la vie. Car les plantes qui croissent dans les profondeurs, presque invisibles, en faisant respirer l’eau l’empêchent de se couvrir d’algues, et de pourrir. A la surface, il y a celles qui, pareilles à des étoiles, se déplacent au gré du vent, les jacinthes d’eau ou l’aloès, qui m’enseigne le rythme, à se laisser en hiver couler jusqu’au fond, pour remonter au printemps. Et puis il y a celles qui flottent tout en s’enracinant, les nénuphars qui ombragent l’eau pour qu’elle reste fraîche, mais dépérissent dès qu’ils n’ont pas, chaque jour, quelques heures de soleil; ils l’aiment tant, le soleil, que chaque matin ils s’ouvrent pour se fermer le soir, mais chacun à son tour, comme des notes qui se succèdent; et comme dans les histoires d’amour, ceux qui s’ouvrent le plus tôt se ferment le plus tard. C’est à la tombée du jour qu’ils répandent leur parfum, si grisant qu’au bout de trois soirs ils en meurent. Et à côté, il y a l’odeur plus enivrante encore, s’il est possible, des lotus aux tiges plus hautes qu’un homme, qui oscillent dans la brise comme les cordes arrachées d’une harpe.

Entre la terre et l’eau, ici, le passage devient insensible, par ces plantes de berges qui les relient, la tige dans l’eau mais la tête au sec, comme mes iris, du nom de celle qui apportait aux hommes la parole des dieux. Et sur les bords, entre les berges et le reste du jardin, il y a celles qui tolèrent d’être inondées, lorsque la pluie fait déborder mes mares, les fougères se mêlant là aux primevères, qui annoncent le premier soleil.

Ces fleurs m’apprennent ce qu’entre nous je n’ai pas voulu voir, et que certaines espèces, quelquefois les plus proches, comme les nénuphars et les lotus, ne peuvent vivre ensemble sans se détruire. Ainsi j’apprends à répartir, à séparer, écoutant ce pépiniériste qui comme l’auteur du Cantique  semble tirer des fleurs son discernement. Ainsi, je sais déjà que l’impatience est aussi éphémère que séduisante, tandis que la patience, si discrète, est vivace, subsistant là où il n’y a plus rien à attendre. J’appris que le jasmin de ces haies, qui ceignent la pépinière, embaume plus que celui qu’on trouve à l’état sauvage – quand toi tu prétendais que les fleurs sauvages sentent toujours plus fort que celles qu’on cultive.

Un soir, à tant regarder le ciel, peut‑être t’es‑tu endormi sous un noyer, qui scella ton destin. Un matin, en tout cas, tu partis en plongée et ne revins pas. Tu partis seul, aussi, dans ta folie, ceux qui avant partaient avec toi en mer ne voulant plus te suivre. Tu choisissais toujours des endroits si dangereux, te moquant des crevasses comme des tourbillons, restant si longtemps dans les fonds que chaque fois ils te croyaient mort. Plusieurs fois tu connus l’ivresse des profondeurs, ce vertige saisissant celui qui transgresse les limites humaines, lorsque l’air manque, qu’il est urgent de remonter, mais qu’on en perd l’envie – c’est si doux cette eau qui porte le corps, et ces tortues si familières, si beau ce bleu qui vire au noir, c’est si tentant de se laisser mourir. Il te semblait n’avoir plus besoin de rien, fût‑ce de respirer, enfin tu avais trouvé cette paix que ne pouvaient t’apporter les humains, et pourquoi vivre encore dès lors qu’on est comblé. C’étaient les autres, jusqu’alors, qui t’avaient tiré de ces fonds, mais même à la surface, ils devaient te pousser vers ce caisson qui ramène des hautes pressions de la mer à celles de la terre, toi tu aurais bien laissé ton corps exploser, asphyxié par notre atmosphère.

Si vraiment tu avais voulu mourir, pourtant, te serais‑tu encombré de coéquipiers? Et lorsqu’ils te délaissèrent, aurais‑tu tellement insisté pour que moi je t’accompagne? Mais moi je me voyais, quand tu te serais enfoncé dans cette mer qui m’effrayait, seule sur le bateau, dans l’angoisse que tu ne reviennes pas – comme sur terre, tu me diras, mais là je pouvais penser que d’autres t’entouraient, et te sauveraient de toi‑même, alors qu’en mer je me serais sentie si impuissante, à te remonter, ou même à reprendre le gouvernail – et cela tu le savais, pourquoi donc voulais‑tu m’entraîner sur cette mer, sinon pour que j’y assiste à ta mort sans rien pouvoir y faire. Parfois je me demandais si ce n’était pas pour me faire peur, surtout, que tu partais. Sans doute ne pouvais‑tu croire qu’on t’aimait qu’en sentant cette peur qu’on avait de te perdre. Aussi, quand je refusai de me faire la complice de tes suicides manqués, tu te dis que je ne tenais pas à toi. Plusieurs fois, donc, tu partis seul. Ces heures‑là moi je ne vivais plus, me disant que s’il t’arrivait quelque chose, ce serait tout de même un peu ma faute – que sur le bateau, du moins, j’aurais pu appeler de l’aide, dire où l’on se trouvait, alors que là, je ne savais même pas où tu plongeais. Le soir où tu ne revins pas, je me dis que c’était moi qui t’avais tué.

Mais comment croire que cette mort tu ne l’as pas voulue. N’est‑ce pas dans la mer que se jettent les seuls animaux de la terre qui se suicident, ces lemmings dont tu avais admiré les bancs entiers qui se précipitent des glaciers. Il y avait une telle tristesse dans le bleu de tes yeux, quand je m’approchais de toi pour t’embrasser, que parfois je n’osais pas, il m’aurait semblé profaner ton monde, je préférais te laisser à ces continents blancs, ou bleus, que je ne connaîtrais jamais.

Sans doute pensais‑tu alors à ton frère, qui s’est noyé, emporté par la mer tandis que vous jouiiez, enfants, dans les rochers. Tu le vis s’enfoncer dans le bleu, te demandant pourquoi toi tu pouvais rester sur les rochers. Depuis, tu ne cessas plus de te le demander, sachant seulement que tu ne trouverais la paix qu’à l’instant où toi aussi tu pourrais t’en aller. Aussi ne te méfiais‑tu pas de cette mer si trompeuse, qui paraît toute lisse et brusquement s’emporte, arrachant à la terre tout ce qu’elle peut lui enlever. Toi tu ne te méfiais que des femmes qui prétendaient t’aimer, et risquaient de te retenir quand tu voudrais partir – ou pire encore, te laisseraient partir sans te suivre.

Un soir, chez toi, tu avais accroché près du feu ton vêtement de plongée. En pleine nuit je m’éveillai, et avant même de sortir de mes rêves j’entrevis cette silhouette vide, qu’animaient les reflets des flammes. Une telle terreur me prit devant ce spectre, que je ne sus même pas si en lui je voyais ta mort ou bien ton frère. Je me blottis dans tes bras, puis me demandai si en toi ce n’était pas un mort que j’aimais. A l’aube tu voulus te baigner dans la mer, là je n’avais pas à craindre les profondeurs, et je t’accompagnai. Mais c’était le plein hiver, et la mer devait être glacée. Je te suppliai de ne pas y entrer, mais tu n’en fus que plus impatient. Tu te jetas dans les flots, ta tête elle‑même fut engloutie, de la rive je guettais la moindre trace de vie, mais la surface de la mer était redevenue lisse. Ce n’était pas un noyé de plus qui allait la troubler. Ainsi tu avais réussi à faire de moi le témoin de ta mort. Mais je ne pus t’en vouloir qu’à l’instant où, quelques minutes plus tard, tu reparus. Et tu sortis, tout bleu, souriant de cette épreuve, et de mes lèvres glacées.

Je savais donc qu’un jour tu ne reviendrais pas. Simplement, je ne savais pas quand, et mettais toute mon énergie à reculer ce moment. Cesse‑t‑on d’arroser une fleur, parce qu’elle ne vivra pas longtemps. Lorsque tu disparus, à ta mémoire j’édifiai ce jardin. Mais je ne pourrais t’y enterrer, ton corps ne fut jamais retrouvé. Or comment faire son deuil d’un être, lorsqu’on n’a pas seulement une tombe où le pleurer. Je sais, même si l’on t’avait retrouvé, c’eût été te trahir que de te mettre en terre, toi tu étais l’une de ces fleurs qui ne s’épanouissent que dans l’eau. Mais on dit que les âmes de noyés, errant sans sépulture, viennent hanter les vivants, jusqu’à ce qu’elles trouvent refuge dans un arbre. Et parfois il me semble que l’un de mes arbres, à mon approche, fleurit plus fort, et que par là c’est toi qui me fais signe. Je sais pourtant que si tu logeais quelque part, ce serait dans un arbre mort, un arbre noir poussant près d’eaux mortes, tel un aulne qui pourrit à l’air, mais dans l’eau est inaltérable.

A défaut de tombe je creusai ces bassins, où je tentai d’ensevelir notre amour. Au fond de la terre je mis une couche d’argile, aussi fertile qu’étanche, pour que de la boue ne se mêle pas à l’eau; malgré moi il me fallut bien une fois encore les séparer, l’eau et la terre, et en celle‑ci je plantai mes nénuphars et mes lotus, eux aussi séparés. Je fis cela un jour où le ciel annonçait de l’orage, la nuit précédente la lune avait été rouge, en effet vinrent les pluies, et mes bassins furent remplis. J’aurais aussi pu y laisser couler mes larmes, mais alors toutes mes plantes, avec toi, auraient fini noyées ; or sur leur vie je voulais veiller, mieux que sur la tienne. Pour faire écho à mes larmes, toutefois, entre mes mares j’aménageai une petite cascade s’écoulant d’un larmier.

Le premier de mes creusets est d’eau vive, le deuxième d’eau stagnante, et le dernier d’une eau qui rêve. L’eau de vie je l’ai vouée à Vénus, comme le furent les jardins suspendus. Là prolifèrent mes nénuphars, qui selon la profondeur diffèrent, allant du rouge au blanc, ou parcourant toute la gamme en une fleur ; ainsi le nymphéa lilacea, résumant l’existence humaine en ses trois jours de vie, passe-t-il d’un rose chair à un rouge sang. Prenant mes nénuphars pour des plages, des crapauds ne cessent de coasser, ou de copuler, pour rendre hommage à la déesse de la fécondité. Mais de tortues, dans cette mare, il n’y en a guère. Ma tortue, étant de la terre, ne s’entendrait pas avec celles de l’eau.

Après l’eau de l’amour vient celle de la mort. Je te la décrirai plus vite: elle est vide. Ses bords se couvrent peu à peu de mousse, que je laisse, si verte, si vivante, recouvrir notre histoire, et me la dissimuler un peu. Dans ce bassin‑là je suis tentée, parfois, de laisser les feuilles mortes occulter la surface, et les algues envahir le fond, comme celui de la mer – parfois je suis tentée de tout laisser pourrir, ou de m’enfoncer dans cette eau où je te rejoindrais.

Mais plus haut se trouve le troisième bassin, et celui‑là figure ce qui peut renaître, au-delà de la mort. C’est là que flottent mes lotus, dont les noix, avant de fleurir, sous la vase peuvent vivre des siècles. Ainsi des lotus, sur le Nil, chaque année renaissaient avec la crue, qui rendait les terres fertiles, car qui ne sait qu’après avoir entraîné la mort, le déluge ramène la vie. Aussi croyait‑on là que le monde surgit d’un lotus, et que c’est sur cette fleur qu’est posée notre Terre – comme ailleurs on contait que la porte une tortue. Sur mes berges j’ai même planté des tamaris, dont coule la manne céleste, pour évoquer ce Nil où une déesse cherchait les restes de son amour, dont le corps avait été jeté à l’eau. A chaque morceau qu’elle retrouvait, comme moi elle édifiait un tombeau. C’est sur ces bords-là aussi que croissent mes cyprès, assurant la survie de ceux qui ne sont plus, par ce vert qui ne les quitte jamais. J’ai même trouvé des cyprès qui pleurent, de leurs branches tombantes, sous lesquelles, souvent, je vais poser ma harpe. Rivée à toi, je reste donc sur ces rives, comme toi lorsque la mer prit ton frère.

Que lui ai‑je fait à la mer, pour qu’elle me prenne tous ceux que j’aime. Mon père aussi, mais lui il faut dire qu’il était marin. Toujours il se vêtait de bleu, chacune de ses tenues était d’un autre bleu, mais qu’il voulait si pur qu’il ne tolérait pas que quiconque les lave à sa place. Je le revois, les matins où il était là, repassant son habit du jour, immaculé comme un ciel d’été, que ses gros boutons d’or ensoleillaient. Lorsqu’il revenait il était moins frais, suintant la mer, pleine d’algues et de noyés. Mais il racontait ce bonheur de garder le cap, dans ce désert bleu, sans nul repère, de foncer droit, quoi qu’il arrive, vers un point qu’on ne connaît pas, et tant pis si l’on n’y arrive pas, l’essentiel est de continuer, et de garder la foi, contre vents et marées. Il disait parfois qu’il m’emmènerait avec lui, un jour, mais ce jour-là ne vint jamais. Peut‑être se doutait‑il que j’aurais peur, mais avec lui ma peur je l’aurais surmontée, si seulement il m’avait pris la main, s’il m’avait appris à l’apprivoiser cette mer, qui ne cessait de me voler mon père. Il ne prit pas seulement le temps de m’apprendre à nager. A dix ans déjà je compris, il serait toujours parti, et l’amour n’était qu’abandon. Je ne m’étonnai pas, lorsqu’il ne revint plus. Ma mère me dit que peut‑être il s’était noyé, plus tard j’appris qu’il n’avait cessé de la tromper, n’étant fidèle qu’aux légendes des marins qui ne peuvent qu’être infidèles; plus probablement qu’en la mer, il avait dû échouer dans les bras d’une nymphe, qu’ensuite il dut délaisser pour une autre.

Sur terre il ne vivait que par les histoires qu’il rapportait de la mer. Ainsi racontait‑il que les tortues bleues en sortent, les nuits de pleine lune, réglées sur celle-ci comme les marées, et sur le rivage creusent comme leur propre tombe. Puis elles y pondent, pendant des heures, et tout ce temps elles pleurent. Peut‑être est‑ce le vent, tout simplement, ou la douleur de l’enfantement, à moins que ce ne soit celle d’avoir à se séparer de leurs petits, et de s’en aller, avant même qu’ils n’aient vu le jour. Pourquoi me racontait‑il cela, mon père, ne s’en irait‑il aussi avant de me connaître? Ainsi donc elles s’en vont, et le vent emporte leurs larmes. Puis ils naissent, leurs petits, et aussitôt se précipitent vers la mer, de nuit, comme leur mère, pour que les prédateurs ne les repèrent pas, mais ceux‑ci ont l’œil vif, même la nuit, et les grands oiseaux se jettent sur les petites tortues, dont bien peu parviennent à bon port – peut‑être était‑ce cela qui faisait pleurer leur mère, comme moi quand j’écoutais mon père. Or il en rajoutait, avait‑il plaisir à me voir pleurer, en me disant que les tortues vont toujours pondre au même endroit, traversant des mers pour y revenir, mais parfois à cet endroit‑là les hommes ont construit, alors les tortues se mettent à tourner autour, et à tourner encore, jusqu’à se laisser mourir sur le rivage.

Mais cela même à mon père ne suffisait pas, et il en vint à raconter qu’un jour, tandis qu’une tortue tournait ainsi, l’hélice de son bateau la blessa, et qu’une immense traînée rouge se traça dans le bleu, comme si soudain c’était le rouge qui se répandait mieux que le bleu, comme si l’ordre du monde avait basculé dans l’agonie de cette tortue. Mais mon père, lui, qui l’avait vue longuement mourir, se débattre entre ce rouge et la dureté des hommes qui construisent et naviguent à tort et à travers, mon père on aurait dit que ça ne lui faisait rien. Ce jour‑là je me souviens de l’avoir haï. De me laisser non plus, ça ne lui ferait rien, sans se soucier de savoir si je n’allais pas en mourir, comme une tortue bleue.

Il m’en a tellement raconté, mon père, sur ces tortues, qu’il me semble les connaître encore mieux que la mienne – comme peut‑être je te connais mieux que moi. Peut‑être est-ce pour éviter ces souvenirs, que dans mon jardin je n’ai pas voulu de tortues d’eau. La mienne, c’est mon père aussi qui me l’a ramenée d’un de ses voyages. Elle vivait sur une île, dit‑il –  et qui sait si ce n’est pas sur l’île où il rencontra sa nymphe. Les tortues y devenaient énormes, et les hommes, pour s’amuser, s’asseyaient sur leur dos. Mais souvent l’île était ravagée par les incendies, et les tortues, appesanties d’elles‑mêmes, n’avaient pas le temps de fuir. Alors elles périssaient, par centaines, dans le feu, comme leurs congénères dans l’eau. Il n’y a que dans les contes, expliquant l’origine de l’univers, que les tortues sont éternelles. Mais sur cette île il faisait si chaud que là-bas elles n’hibernaient pas. La mienne aurait bien pu ne pas survivre, à un tel changement de climat – mais à cela mon père ne songea pas. Au premier hiver qu’elle passa chez nous, heureusement, lui revint l’instinct de ce temps où la Terre était couverte de glace, et elle se mit à creuser. M’apprendra‑t‑elle un jour cet art de se faire à tout pour survivre, fût‑ce en se terrant lorsqu’il faut? Comme parfois j’aimerais hiberner, envelopper de sommeil ton absence, dans l’eau tout le monde sait faire ça, les tortues, les crapauds, les jacinthes mêmes, qui se laissent couler. Comme il doit être bon d’oublier, puis au printemps de se réveiller. Qu’elle m’apprenne donc, ma tortue, la patience, aussi secrète que la fleur qui porte son nom, qu’elle m’apprenne à rentrer dans une carapace, le temps que le danger, et la mémoire, soient passés. Heureux celui qui comme une tortue a son monde sur le dos, sans risque de se voir, à chaque départ, dépossédé de soi.

Pour essayer de retrouver l’accès à moi‑même et au monde, pour retrouver le la et un peu de paix, j’en reviens à ma harpe. Peu à peu l’harmonie remonte, est‑ce la musique ou un parfum de lys qui me parvient, si intense que la tête me tourne, comme une lune qui a retrouvé sa terre. D’ailleurs n’est‑ce pas pareil, une musique ou un parfum, en celui‑ci les notes peu à peu se dénouent, toutes ses essences ne se dissipant pas en même temps ; comme un amour un parfum ne se donne que lentement, et évolue tellement, retraçant toute l’histoire de la fleur, comme un geste esquissé en mer dans son sillage laisse une marée d’écume. Avant même d’être essence, chaque plante livre à son heure ses plus subtiles senteurs, et c’est alors qu’il s’agit de la cueillir. Pour la fleur d’oranger, ce sera quand elle est en bouton, pour le jasmin lorsqu’il est en fleur, pour le citronnier quand il a ses fruits, à l’iris on prendra ses racines, à la violette ses feuilles, au cyprès son écorce, à la myrrhe sa résine, et au hêtre sa mousse. Et de même que certaines essences, pour véritablement s’unir en un parfum, doivent d’abord reposer, peut‑être ne nous trouverons‑nous que dans un tel après‑coup. S’il suffit d’une odeur de cyprès pour que je te retrouve, un parfum ne fait-il pas de l’éphémère l’éternel?

De mes fleurs j’apprends le temps de fleurir, de fructifier, puis de flétrir. Dans le désert, pressées de vivre, elles font tout cela en quelques jours. Dans mon jardin cela prend plus de temps, même si pour fleurir elles en ont si peu, mes éphémères, pas plus que mes lys d’un jour, vite rejoints par mes nénuphars, qui n’en vivent que trois. Mais d’une existence tellement intense qu’elles changent, mes fleurs, les perspectives du temps. Pour être dites vivaces, il leur suffit de deux printemps.

Je sais maintenant lesquelles s’ouvrent à chaque heure du jour, et même de la nuit. En ce mois de mars, le liseron blanc c’est à trois heures, le mouron à huit, et la belle de nuit à dix‑huit, mais chaque mois cela varie. J’espère parvenir à une attention telle qu’un jour je les verrai pousser, comme dans le désert il paraît qu’on les voit tourner pour suivre le soleil. Aujourd’hui déjà plus rien ne me paraît immobile, dans la métamorphose de toutes choses, c’est à peine si en plein jour je ne sens pas le mouvement de la Terre – qui devient si perceptible quand je fixe mes étoiles. Comme dans un parfum, le mouvement devient alors ce qui demeure.

Tandis que sous mes mains coule la musique, je me demande ce que change celle‑ci à la croissance de mes plantes. Certaines semblent s’élever vers elle plutôt que vers la lumière. Et dans les différentes façons dont les feuilles poussent sur une tige, je perçois le trajet d’une vie: d’abord il y aurait les alternes qui restent seules, et puis les opposées qui vont par deux, pour finir par les verticillées qui tracent des cercles, comme des astres évoluant dans la galaxie. Ainsi l’amour se trouverait‑il entre la solitude et un destin d’étoile. A Babylone, au temps des jardins suspendus, on disait que la vie est pareille à l’éclat d’une luciole dans la nuit.

Du temps des vivants et des éphémères, je m’élève alors à celui des astres, me rappelant que la lumière du centre de notre galaxie met trente millénaires pour atteindre notre planète. Celle du soleil même, lorsqu’elle nous arrive, date d’il y a huit minutes. Et si la nuit est noire, c’est que la lumière des astres les plus lointains n’a pas encore eu le temps de nous parvenir, depuis le début de l’univers. Certes le temps ralentirait, pour qui s’approcherait de la vitesse de la lumière. Mais qui voudrait la rattraper, dans l’espoir d’inverser le temps, il serait pulvérisé. Il n’y a que dans les trous noirs, que le temps s’inverse, ou que s’ouvre un outre‑temps, comme on parle d’outre‑tombe. Si c’est dans un trou noir que tu es tombé, un jour, sans doute, nous nous retrouverons.

Ce « silence éternel des espaces infinis », qui angoisse certains, moi il m’apaise. J’y sens l’infime de notre vie enrobé par l’éternité, du moins par ces quinze milliards d’années promises à notre galaxie. Certes notre soleil lui‑même se consume, mais par là il devient de plus en plus brillant. Un jour il explosera, en géante rouge, qui fera bouillir les mers, puis absorbera la Terre. Mais Mars alors prendra la relève, ayant acquis une atmosphère semblable à celle de la Terre, et sur lui reprendra la vie. De même les étoiles, en mourant, donnent‑elles naissance à d’autres. Tandis qu’elles explosent, ce qu’elles ont de plus lourd se condense en leur cœur, comme dans celui d’amants, jusqu’à les faire disparaître. Ainsi la vie d’une étoile, comme d’une amante, n’est‑elle qu’une combustion suivie d’effondrement, une lutte incessante contre son propre poids, une lutte perdue d’avance entre une force de rayonnement et celle de la gravitation. Mais dans les turbulences qu’engendre cette agonie, la substance stellaire à nouveau se concentre, et de jeunes astres surgissent. Comme il doit être simple de revenir à la vie, dans l’une de ces pouponnières d’étoiles. Or il s’en trouve tellement, paraît-il, dans cette spirale qu’est notre galaxie, dont les bras tournent et se transforment perpétuellement. Sans doute Pythagore ne se trompait-il pas, en parlant d’éternel retour. Eternellement l’univers passerait de l’expansion à la contraction, pareil à un cœur qui bat. D’y songer je finis par éprouver l’inconsistance du temps, qui après tout n’est qu’invention de l’homme.

Et j’aime à penser que les atomes qui nous composent sont nés il y a des milliards d’années, dans les entrailles de géantes rouges, mortes depuis longtemps. Ce qui me plaît surtout, c’est qu’ils resserviront, ces atomes‑là, dans cet immense rebrassage qui sans cesse fait d’une pierre une plante, et d’une tortue un homme. De tes restes peut-être a surgi un poisson, et dans mille ans nos atomes se mêleront dans le corps d’une étoile. Là encore il dit vrai, Pythagore, avec sa théorie de la réincarnation. Si seulement je savais  pratiquer cette anamnèse qu’il prônait, pour renouer avec mes vies antérieures, et cet état lumineux dont j’ai la nostalgie.

La nuit s’achève, et une telle tristesse me point, à voir les astres se perdre dans les premières lueurs du jour. Or je sais que bientôt Saturne, pour des mois, va devenir invisible. L’ellipse qu’il trace au ciel, si lentement, fait contrepoint à celle que fut ta vie, une ellipse où en un éclair, éludant tout le reste, se dit l’essentiel. Et comme cette immense distance entre les étoiles leur donne cet air de nébuleuses, ce flou entre nous tenait sans doute à tout ce qui nous séparait. Depuis longtemps je savais que l’étoile la plus proche se trouve à quatre années‑lumière ; mais depuis que tu es parti, le vide de  l’univers n’est plus seulement une vue de l’esprit.

Il est vrai que voir loin, dans le ciel, c’est seulement voir il y a longtemps. C’est notre passé, plus que notre avenir, qu’on peut lire dans les astres. La nuit, parfois, il me semble un peu mieux saisir le sens de notre histoire. C’est vrai aussi que la distance simplifie, et par là rend vivable l’amour le plus impossible ; comme de loin la Terre n’est qu’une boule bleue, maintenant je peux penser à toi sans cette peur, que tu partes ou que tu meures, que j’avais toujours quand tu étais là. Or d’être séparées par des années‑lumière n’empêche pas deux étoiles de scintiller dans le même ciel.

D’ailleurs les astres solitaires sont rares, la plupart vivent en couples, entretenant, comme on dit dans les livres, « de très étroites relations gravitationnelles ». Aussi l’évolution de l’un est-elle infléchie par la présence de l’autre. L’étoile la plus grande cède un peu de sa substance à la plus petite, en celle‑ci l’effondrement se ralentit, et pour les deux la catastrophe se voit jugulée. En outre la matière s’échauffe, dans cette petite étoile qui était invisible, et elle se remet à rayonner. Sans parler du rayonnement de deux étoiles qui fusionnent en une seule. Toi qui passais tes nuits à regarder le ciel, comment n’as-tu pas vu que tout y parlait d’amour ?

Moi je ne voudrais pas manquer, la nuit prochaine, la rencontre prévue, et si improbable, entre Vénus et Saturne, avant son départ. « Conjonction serrée », précise mon calendrier. Or quand Vénus s’approche d’une autre planète, aussi sombre fût celle‑ci, elle l’éclaire. Malgré tout il était écrit qu’en ces astres nous devions nous retrouver. Et ceci sans même que le temps s’inverse.

Bientôt, Vénus s’approchera de notre Terre, comme jamais elle ne l’a fait depuis des millénaires. Ainsi chaque nuit se produit un événement mémorable, que le plus souvent nous ne remarquons pas. Jusqu’à ce que, dans trois milliards d’années, une galaxie vienne heurter la nôtre – ce que nous serons bien forcés de remarquer.

Mais sur Terre y en a‑t‑il moins, de ces événements qui passent inaperçus, entre tant de fleurs qui s’ouvrent, se ferment, ou bien se fanent. Ainsi l’une de mes boutures de jasmin, que dans un peu d’eau j’avais oubliée, a résisté à cette canicule où tu t’en allas. Hier je l’ai mise en terre, et aujourd’hui elle fleurit, bourgeonne de partout, comme pour me dire merci, ou me sourire, comme ce pépiniériste quand il me l’a donnée. Si tu avais eu pour moi, ne fût‑ce qu’une fois, ce sourire‑là.

Je sentais bien que mon amour te pesait. Je savais que les plantes grimpantes, parfois, nuisent à l’arbre par lequel elles vivent. Alors j’essayais de me raccrocher à ma harpe. Mais quand tu étais là, je n’arrivais plus à me concentrer sur mes cordes; parfois même mes doigts tremblaient. Quand tu es parti, pendant trois mois je n’ai pu jouer. Toi qui croyais que je ne me souciais que de ma musique – au point de rester près de ma harpe quand tu allais plonger.

Il fallait bien qu’un jour tu trouves quelqu’un qui t’accompagnerait. Le jour où tu partis, tu ne me demandas pas de venir. Elle t’attendait près du bateau, et elle au moins ne resterait pas à bord. Jusqu’au fond de la mer, elle te suivrait. Elle au moins devait t’aimer, et ne te laisserait pas te noyer. Car il est temps que j’arrête de me mentir, je sais très bien que tu n’es pas mort. Depuis quelque temps je me doutais que tu me trompais. Mais ce matin‑là, sur la plage, quelqu’un t’a vu, et tu n’étais pas seul. Si tu veux tout savoir, c’est ce marchand de fleurs qui me l’a dit.

Parfois j’avais l’impression que tu ne supportais plus seulement mon odeur. Elle, elle devait sentir la mer, les anémones, les jacinthes, le nénuphar. A m’enduire de son parfum, peut-être aurais-je pu te séduire. Mais qui sait si ces effluves-là, pour moi, n’eussent pas été fatales. Car à une mortelle il n’est pas permis de rivaliser avec une néréide. Comme à mon père, il te fallait une déesse des eaux, qui savait tenir la barre sur un bateau, puis eut barre sur toi. Pour la première fois, tu te vis sans doute sous le charme d’une femme, et d’une odeur.

En cet instant vous devez naviguer ou nager côte à côte – à moins que sous l’eau vous ne fassiez l’amour. Moi je n’ai pas besoin des espaces infinis pour avoir le vertige, il me suffit de penser qu’en cet instant, tu es quelque part sur cette Terre, et que je ne peux te voir. Quoi que je fasse, à chaque instant, toi tu fais autre chose, et avec quelqu’un d’autre. Ta mort elle‑même, je crois, serait moins intolérable. « Tu vois, aurais‑tu dit, que tu ne m’aimes pas ».

Avec tout mon amour, de fait, je n’ai pu t’apporter ce que doit te donner cette nymphette. Si tu n’avais jamais trouvé ce que tu cherchais, au moins j’aurais pu croire que ce n’était pas humain. Alors qu’il suffisait, apparemment, d’un pied marin et d’un vêtement de plongée. Il ne me reste plus qu’à imaginer votre parfait amour, et un bonheur qui dans mes songes devient vite inhumain. Tu vois, je ne voulais ton bonheur que si c’était avec moi. Or moi jamais je ne connaîtrai ce chant de l’amour, en pleine mer, ce chant dont me parlait mon père, et qui s’élève chez les tortues bleues, quand les mâles appellent les femelles.

Moi aussi parfois je t’appelle, si fort qu’il me semble impossible que tu n’entendes pas, que tu ne répondes pas, ne fût-ce que pour faire cesser l’insupportable. Ainsi me suis‑je dit longtemps: « je l’aime si fort qu’un jour il va m’aimer, ce n’est pas possible autrement – il suffit d’être patiente, infiniment, qu’est‑ce d’autre, l’amour, qu’une infinie patience ». Certaines vérités se prêtent si bien à cacher nos mensonges. « On ne peut pas se perdre comme ça, ce n’est pas possible qu’on ne se retrouve pas. » Durant des semaines, des mois on se dit ça. Et cela fait tenir, bien sûr, mais on y perd sa vie. Jusqu’au jour où l’on réalise que ce sont des mirages qui masquent le désert, des oasis où rien ne croît. Jamais je ne saurai jusqu’où j’ai pris mes rêves pour la réalité. Ce que j’ai pris, parfois, pour ton amour, peut‑être n’était qu’un reflet du mien, qui te trompait toi‑même, comme la lune ignore que c’est une étoile qui l’éclaire. « Qu’as‑tu perdu? », me demandent ceux qui me veulent du bien, « cette histoire n’était‑elle une vaste souffrance ? » Tant mieux pour eux, s’ils le pensent – mais ils ne savent pas ce que j’ai perdu, avec cette souffrance. Jamais plus je n’aimerai comme ça. « Et c’est heureux », ajoutent‑ils. Comme j’espère ne jamais penser comme eux. Comme j’espère aussi me tromper, en disant que jamais plus je ne n’aimerai si fort.

Tout ce qu’on a vécu, en plus, toi tu dois déjà l’avoir oublié, ou renié. Comment ne pas me sentir tenue, dès lors, de m’en souvenir pour deux. Tu te rappelles ces bernard‑l’hermite que tu avais vus, sur la plage, et qui mouraient de ne plus trouver de coquillages assez grands pour eux ? Ces grands coquillages ont disparu des plages, on n’en trouve plus que les fossiles, pour lesquels se battent les bernard‑l’hermite, mais comme il n’y en a pas assez, ils doivent se rabattre sur des coquillages trop étroits, qui les protègent mal, et comme de petites tortues ils se font décimer, ou se laissent mourir, comme une tortue qui aurait perdu sa carapace, ou une plante grimpante son arbre. L’amour n’est‑il un désir de sortir de soi, comme un bernard‑l’hermite de sa coquille? Or comment aller jusqu’au bout de cet élan sans périr? Dans une étoile, la force centrifuge qui la fait rayonner ne peut l’emporter sur celle, gravitationnelle, qui la maintient entière. Moi je voulais rayonner jusqu’à me dissiper.

Plutôt que t’imaginer heureux avec cette femme, parfois j’essaie de croire qu’avec toi elle s’est noyée – mais jusqu’en cela, je ne peux m’empêcher de l’envier. Peu à peu, toutefois, j’en arrive à la plaindre, cette insensée qui t’aurait suivi, et à me dire que finalement j’eus de la chance, de rester sur la rive. D’ailleurs si vraiment j’avais voulu me noyer, ne l’aurais‑je pas pu ici, dans l’une de mes mares ? Avoir vécu un tel amour, et y survivre, avec seulement quelques cicatrices en plus, quelques illusions de moins, quel bonheur après tout. Il me fallait cette épreuve, pour aller jusqu’au bout de moi, et me révéler à moi‑même – comme certaines fleurs ont besoin de la foudre pour répandre leurs graines. Si demain tu revenais, bien sûr je recommencerais, et mille fois s’il le fallait. Mais quel soulagement, aussi, que ce soit derrière moi. Qui sait si ce n’est pas ça qu’on ressent à notre heure dernière, un grand bonheur d’avoir vécu, et un soulagement que ce soit fini.

Serais‑je devenue capable de vivre sans avoir besoin de souffrir – comme d’expier un crime qu’on n’aurait pas commis? J’avais fini, je crois, par me sentir coupable de cette souffrance qui te venait de si loin avant moi. A défaut de pouvoir remplacer ton frère, j’en vins à ne plus pouvoir éprouver le moindre bonheur, fût‑ce avec toi. Mais là j’aimerais apprendre à vivre sans devoir tout de suite mourir. Accepter cette vie, comme une parenthèse entre ce qui nous précède et nous suit, en disant merci, simplement.

Alors s’éclaire ce que serait une vie d’après la catastrophe, au‑delà de l’explosion du soleil, une vie sur d’autres astres, dans une autre atmosphère que sur Terre, une vie qui peut‑être pourrait se passer d’air, et ne se nourrir que de lumière. Survivre alors sonne plus littéralement – comme vivre au‑dessus, plus intensément que ce qu’on vivait avant. Ainsi l’amour concentré sur un être, si celui-ci en vient à disparaître, se répand-il sur d’autres, des humains jusqu’aux plantes, et puis aux astres, comme le temps s’élargit dès qu’il quitte la Terre. Là serait peut‑être le seul sacrifice nécessaire, celui de ce seul être qui nous dérobait l’univers. Lorsqu’une étoile a explosé, dans la nébuleuse qu’elle devient il suffit d’une poussière pour que se recondense une pluie d’étoiles filantes. Lorsque l’amour se nourrit de lumière et d’eau claire, il finit par devenir vénusien. A ce régime‑là ne vais-je pas bientôt tomber amoureuse d’un astre, ou d’une fleur?

Comme l’éther, un jour, devint une hypothèse inutile, aujourd’hui je n’ai plus besoin de croire à ton amour pour soutenir le mien. Si je n’espère plus te retrouver, je commence à espérer vivre un jour ce qu’avec toi, au fond, j’ai seulement rêvé. Parfois j’ai même l’impression d’aimer déjà, sans très bien savoir qui.

Et je me retrouve, entière, ou presque, dans le jour qui se lève. Après la traversée d’un trou noir, serais‑je entrée dans l’outre‑temps – ou simplement dans le printemps? Ces grands Mystères, qui faisaient accéder les Pythagoriciens à l’immortalité, retraçaient‑ils autre chose que les saisons ? Afin de contempler l’éternel retour, je n’ai qu’à respirer les primevères qui commencent à poindre, avec le jour. Aurais‑je retrouvé la fraîcheur qu’il faut, pour sentir une primevère?

De telles retrouvailles nouent l’avenir et le passé. Car il faut bien que je te le dise, si tu ne l’as deviné, mais ce pépiniériste, la première fois que je le vis, je crus que c’était toi – comme si partout je devais te retrouver. Le cœur me battait à tout rompre, mais je ne savais si j’avais envie de crier de joie ou de  fuir. Je ne savais même pas si j’aurais préféré que ce fût vraiment toi. Mais cet homme alors m’a souri – et ce sourire n’était pas le tien. Puis comme il me voyait troublée, il crut que c’était le parfum de ses jasmins, et m’en tendit une branche fleurie. Ce geste‑là, jamais tu ne l’aurais eu pour moi.

Je ne sais s’il me plaît tant de te ressembler ou d’être différent. Ce doit être ce mélange, qui me charme, comme si par là je pouvais me délivrer de toi, tout en te restant fidèle. Cette nature dont tu aimais la sauvagerie, il en cultive la beauté. Moi la nature, avant de te rencontrer, en dehors de ses parfums je n’y connaissais rien. Qui sait si ce n’est pas ça, cette saveur des arbres et des bois, qui m’a tellement fascinée en toi? A vivre à tes côtés, pourtant, je découvris qu’aux bois je préférais les champs, et à la garrigue les jardins. Ainsi en arrive‑t‑on, un jour, à se sentir mieux qu’avec un bûcheron, auprès d’un pépiniériste. Toi tes arbres tu les tranchais, lui ses fleurs il les fait pousser, comment mieux résumer tout ce qui vous sépare. Après ta violence d’animal blessé, je retrouve ce qui peut être doux, dans l’humanité ou ces animaux qui, comme ma tortue, se laissent apprivoiser.  Après le parfum du cyprès, me revient celui du jasmin et des lys ; après ton silence, à nouveau, retentit le Cantique des cantiques. Certes moi je ne suis plus la même. Du reste notre corps aussi sans cesse se recrée, chaque mois renouvelant ses atomes de moitié. Si un jour je touche cet homme, ce sera par les atomes d’une nouvelle étoile.

Après le chaos que tu laissas derrière toi, l’harmonie revient donc sur le monde, dans ce jardin, et en moi. De la structure d’une feuille aux proportions d’un arbre, partout m’apparaît ce nombre d’or que révéla Pythagore – et que moi j’appliquai aux mesures de mes bassins. Et dans ces branches ou ces racines enchevêtrées, je vois l’image du plus parfait amour. Car comment ne pas rêver de finir comme Baucis auprès de Philémon, qui après s’être aimés toute leur vie, se changèrent en arbres, pour n’avoir jamais à se séparer.

En attendant de voir ce qu’il adviendra, avec cet homme qui aime les fleurs, je m’émerveille déjà de cet amour en bourgeon. Et comme les tortues aussi aiment les fleurs, ainsi que me l’apprit mon père, pour la mienne je cueille une jacinthe – et tandis qu’elle la savoure en fermant les yeux, je caresse son cou, qu’elle étire, sous la caresse du premier soleil.

Sois heureux, mon amour, si tu peux. J’essayerai de l’être aussi.


L’écriture de ces textes remonte à plus de quatre ans. Je les lis aujourd’hui presque comme si quelqu’un d’autre les avait écrits. Mais quelqu’un qui sur moi en saurait plus que moi. Quelqu’un qui connaîtrait non seulement mon passé, mais ce vers quoi je vais. Nos écrits comme nos rêves nous apprennent tellement de nous. Quel étonnement, à les relire, d’y trouver ce que je croyais à peine découvrir.

Comme leur titre l’indique, ces textes sont de deuil autant que de renaissance. En édifiant un tombeau, à ce qui est perdu, ils font place à ce qui pourrait advenir. Comme ce sont les restes des morts qui engraissent les terres où pousseront de nouvelles plantes. D’ailleurs ils ne parlent que de cela, de cette métamorphose continue qui anime les règnes, du végétal à l’animal, des astres aux humains. Et de la fluidité de ce qui les lie tous.

Ce diptyque n’est donc pas fortuit : ces deux textes ont été écrits d’un seul élan, et traitent de la même chose, sous des angles différents. Peu de récit, de la pensée qui se souvient d’avoir donné son nom à une fleur, des jardins où s’asseoir, pour regarder jouer, dans les feuillages, les ombres et la lumière.