L’amaryllis et la misère

– Et vous, Monsieur…
– Moi je ne suis pas un Monsieur.
– Peu importe, mais comment gagnez-vous votre vie ?
– Ma vie je ne l’ai pas gagnée mais perdue.
– Allez-vous me répondre ? Que faites-vous dans la vie ?
– Moi Monsieur je ne suis pas dans la vie, je suis dans ce jardin.
– Ne me direz-vous pas quel est votre métier ?
– Je suis malléologue, pour vous servir.
– Pardonnez-moi, c’est un mot que je n’entends pas.
– Restez donc sourd ; pour ma part je demeurerai spécialiste des mauvaises herbes – ou si vous préférez, botaniste de terrains vagues.

Voilà ce que je n’ai jamais dit, parce que personne ne me l’a demandé. Mais comme j’ai commencé, autant finir.

C’était ma mère, qui soignait ce jardin, comme elle eût soigné un enfant, ou mieux, en tout cas mieux que moi. Un enfant qu’elle aurait eu de Monsieur, et que comme tel elle ne pouvait que me préférer. Je ne sais d’ailleurs si en ce temps ce n’était pas davantage à ces plantes qu’à leur propriétaire qu’allait ma jalousie. Parfois, pour me faire plaisir, elle sous-entendait que j’étais le fils naturel du Maître. Mais je ne pus jamais le croire, elle m’en aurait chéri de toute autre manière. Je ne veux pas dire par là qu’elle ne m’aimait pas; simplement je ne sais pas. Sait-on jamais comment notre mère nous a aimé.

Elle arrosait donc les grosses roses de Monsieur, et arrachait les herbes folles, traçant des parterres au cordeau et des pelouses pareilles à des tapis, parce que Monsieur aimait l’ordre. Mais elle avait le goût, et l’habileté, de ménager dans l’ombre quelques coins de sauvagerie, qui rendaient aux roses leur piquant. Ponctuant la monotonie gazonnière, de petites friches s’élevaient, comme un cri au milieu d’un poème, d’où lui viendrait sa plus haute poésie. Elle y laissait proliférer pissenlits et œillets des champs, dont le parfum, qui sait encore cela, est tellement plus puissant que celui des œillets des villes. Si elle n’avait pas lu les Bucoliques de Virgile, elle en avait la sagesse, et en particulier cet art d’aimer qu’inculque la pratique des plantes. Car n’étaient-ce pas ces petits désordres qui charmaient Monsieur, sans même qu’il en eût conscience ? N’était-ce pas cette désobéissance innocente et secrète, qui l’initiait au plaisir de cesser d’être maître ? Et ceci sans perdre la face, puisque ces îlots vierges se tenaient sous le couvert des arbres. Comme c’était mon père qui les taillait, ces arbres, ma mère lui disait de ménager aussi, par-ci par-là, quelque branche basse, afin de cacher ses œuvres – et peut-être ses ébats avec le Maître. Bien sûr, là non plus je ne suis sûr de rien, sinon de la résolution de mon père, dans son refus de voir. A moins que ce ne fût simple niaiserie.

Il s’appliquait donc à parfaire ses taillis, comme pierres polies, en particulier les haies de buis de ce labyrinthe qui était le joyau de Monsieur, et la cime de son caprice. Jamais ses lignes n’étaient assez lisses, à toute heure il le faisait retailler, la moindre brindille qui eût dépassé aurait été tenue pour un crime. Elles étaient plus hautes que moi, ces haies, et souvent je m’y cachai, quand j’étais censé m’égailler ailleurs. Elle avait tellement peur, ma mère, que je n’abîme une feuille de ses roses – à moins que ce ne fût autre chose qu’à mes regards elle craignait de révéler. Aussi m’envoyait-elle promener dans les champs, ne craignant point, par contre, que je me perde, ou que je fasse une mauvaise rencontre, ou plus probablement encore, que je me sente bien seul, sans elle ni le moindre camarade de jeu, autre que les chardons ou les chardonnerets.

Quand je n’échappais pas à la corvée de cette errance, à cette école buissonnière qui me faisait rêver aux livres de Monsieur, je n’avais qu’un désir : récolter le plus de fleurs que je pourrais ramener à ma mère. Pas de fleurs coupées, certes, elle m’avait appris comme est précieuse leur si fragile vie ; je les tirais de terre avec toutes leurs racines, ou plus doucement encore prélevais de leur cœur quelques graines infimes. Pour les froisser j’attendais qu’elles fussent fanées; je sens encore sous mes doigts le picotement de leurs pétales, et cette impression d’être une petite brute, qui face à une fleur ne sait que la broyer. Et cet étonnement, aussi, que ce fût de cette poussière que surgirait la vie.

Quand ma mère recueillait mes trophées, entre ses mains rosies par le travail des fleurs, il me semblait qu’un instant, à ses yeux, je prenais presque plus de valeur que ses rosiers. Dans ces graines déjà elle voyait des corolles, et dans ces racines des arbres. Ce seraient ces cadeaux d’enfant qui sèmeraient le trouble dans les parterres du Maître. Comment n’aurais-je pas préféré à ses pivoines lourdes la grâce de mes bleuets et de mes coquelicots ? Un jour, j’avais trouvé des coquelicots jaunes, moi jusque-là je ne savais même pas que ça existait, j’étais plus fier que si j’avais ramené une brassée de trèfles à cinq feuilles, et ma mère eut du mal à ne pas paraître aussi émue que moi. Elle en répandit dans tous ses jardinets secrets, et en ces pétales d’or qui croissaient, je contemplais mes trésors qui proliféraient. Elles me faisaient bien rire, les riches terres de Monsieur, où ne poussaient que des fleurs qui ne passaient pas l’hiver, les miennes résisteraient même à la grêle, vu qu’on avait pris soin de les replanter en terre pauvre. Telle est l’ironie de la nature, qui contre l’injustice des hommes, en n’accordant ses fleurs champêtres qu’aux plus maigres des sols. Ma mère n’ignorant pas ces lois paradoxales, je lui rapportais de la terre de montagne, et dans ce qu’elle engendrait je prenais ma revanche sur le Maître. “ Qu’ensemence-t-il cet impuissant, qui sans ma mère n’aurait pas seulement un bourgeon, et après tant de cabrioles dans son labyrinthe, n’est même pas capable de me donner un frère? ” Mais cela je ne dus le penser que plus tard, j’ignorai si longtemps comment se font les enfants, croyant que toutes les graines s’apportaient par le vent, ou par la main de mioches.

Monsieur lui-même s’étant particulièrement épris de mes coquelicots jaunes, ce furent sans doute ces fleurs incongrues qui valurent à ma mère le peu d’amour qu’il eut pour elle. D’être à la racine de cet amour me consolait pas de n’en être point le fruit. D’ailleurs, si je ne portais pas le nom du Maître, ma mère m’avait donné un prénom bien trop noble pour être de paysan. Et lorsqu’elle ne feignait pas de m’avoir donné pour père un comte, elle me disait qu’un tel prénom ne pourrait que m’attirer les faveurs du Seigneur. Celui-ci, certes, en passant me lançait parfois une friandise qu’il n’avait pas mangée. Mais à peine baissait-il le regard jusqu’à moi ; et moi, sa mignardise je ne la ramassais pas. A moins que ce ne fût sous les yeux de ma mère ; alors il fallait bien faire semblant de s’extasier, et garder pour plus tard cette manne des cieux. Après quoi, quand je serais seul dans les champs, je l’enterrerais plus profondément que la souche d’un chêne. Ou bien j’irais l’offrir à la petite fille du Maître, dans ma dérisoire candeur, sans réaliser qu’elle était abreuvée de pareilles douceurs. Son mépris, plus cinglant encore que celui de son père, ne tarda pas à me le signifier. Et si le père, dans son indifférente bienveillance, me jetait des dragées, sa fille, elle, me jeta des cailloux. Si elle avait su, la perfide, que je les gardais comme des saphirs, sans doute eût-elle cessé. Et puis ses petites pierres je savais les éviter, c’étaient ses mots qui me blessaient le plus : “ Alors, rejeton de jardinier, c’est quoi encore, ton nom de prince ? ” Peut-être est-ce à cause d’elle que me prit cette passion des noms, et le rêve de devenir, par eux, une espèce de prince. Ce qui est sûr, c’est que son nom à elle fut un des premiers à me faire rêver : “ Eglantine ”. S’était-il aperçu, son père, que par ces trois syllabes, il avait reproduit les noces que ma mère célébrait dans ses jardins ? Eglantine : n’était-ce pas l’union de ses roses d’aristocrate et de nos fleurs des champs ? Ma mère m’apprit vite que les rosiers ne sont que rejetons d’églantiers. Et lorsque je sus qu’en latin l’églantine se dit “ rose des chiens ”, je dus me mordre la langue pour ne pas répliquer aux sarcasmes de la fillette. On m’avait ordonné de toujours être gentil avec elle, parce que sa mère était morte quand elle était née. Hélas ce prénom de rose sauvage lui convenait si bien, entre la dentelle de sa peau et les épines de ses propos, que je m’enamourai d’elle comme ma mère de Monsieur. Elle paraissait tellement faite pour moi, si voisine, presque sœur, en même temps qu’inaccessible. Est-ce elle qui me donna le désir d’aller chercher au loin des fleurs qui enfin me seraient proches?

Puisque cette petite fille ne voulait pas de moi, et que pour jouer il n’y en avait pas d’autre, je résolus de me prendre pour amie une plante que j’élèverais. Et lors d’une de mes promenades, quand j’entrevis des feuilles rouges comme pétales de rose, mais un peu trop rustaudes pour être dignes de ma mère, je décidai de les cueillir pour moi. Comme elles s’enlaçaient à de petites feuilles vertes, je ne voulus pas les séparer, et déracinai ces deux plantes qui deviendraient mes pupilles. En bon tuteur, lorsque devant l’enceinte du jardin je les remis en terre, je les accrochai à une brindille de bois, pour qu’elles s’élèvent droit vers le ciel. Toutes deux, habituées à la liberté, refusèrent d’abord l’appui que je leur offrais, et pour mieux s’en écarter, poussèrent à l’horizontale. Puis la verte s’aperçut que par là elle n’irait pas loin, et s’approcha, comme pour voir, de mon bout de bois. Vu qu’elle s’en porta mieux, elle persévéra, et enfin l’enlaça, s’abandonnant à lui comme jadis à sa compagne. De se laisser aller ainsi, elle put se redresser – m’enseignant, si j’avais su l’entendre, que sans un autre on peut rarement survivre. Pour que ce soit plus clair encore, son amie rouge, enorgueillie peut-être de sa couleur, s’entêta dans sa quête solitaire, et ne tarda guère à dépérir. Au bout d’une semaine, ses lambeaux rouges, exsangues, avaient rejoint la terre. Tandis que tristement je ramassais ces débris, pour faire plus de place à la verte, ma mère me surprit, et ne put s’empêcher de rire : “ Décidément, on peut dire que tu as les doigts verts ! Même une misère, tu n’es pas capable de la faire vivre… ” Ainsi ma belle plante rouge n’était qu’une misère. “ Et la verte, demandai-je, pour lui cacher les larmes qui me montaient aux lèvres, comment s’appelle-t-elle ? ” “ Pareil… tu sais, des misères il y en a de toutes les couleurs – sois heureux tant que tu ne tombes pas sur la noire ! ” Et son rire repartit de plus belle. Moi je regardais ces doigts si peu verts, me sentant si peu fils de ma mère, de dépit et de honte aussi rouge que ma misère. Ce fut alors que me vint l’idée d’aborder autrement les plantes : au lieu de me salir les mains à leurs racines, comme ma mère, ou comme mon père de m’écorcher à leurs branches, moi j’étudierais leurs finesses, et leurs patronymes latins, tels qu’ils s’inscrivaient au bas des gravures qui peuplaient le château de Monsieur, et que j’allais scruter, par la fenêtre, à l’heure où je savais le Maître dans un de ses bosquets, en compagnie de ma mère ou d’une autre de ses servantes. Ce fut donc ce jour-là, que je résolus de devenir botaniste.

En attendant, je continuais à prendre des leçons auprès de ma misère. Considérant les feuilles rachitiques, et mouchetées de brun, qui entouraient sa souche, je m’émerveillais de celles, opulentes et crevant de sève, qui couronnaient ses plus hautes tiges. Loin de m’attribuer, après mes déboires auprès de sa sœur, le mérite d’une telle santé, je n’éprouvais que gratitude pour la clémence de la nature, qui à une origine si maigre, accorde une suite si fastueuse. Et je m’efforçais d’y voir un présage, concernant ma propre destinée. Comme il serait poétique, éminent botaniste, de me repencher, telle une tige compatissante, sur mon humble passé, et en tête de mon autobiographie, de déclarer que j’étais fils de jardinier ! Mon prénom de prince, alors, n’en paraîtrait que plus grand, à côté de celui d’Eglantine, que j’aurais épousée.

Mon père ayant alors à défricher une terre, que Monsieur venait d’acheter dans une autre province, je dus l’accompagner. Pour l’aider, me dit-on ; plus sûrement, vu les dons qu’on me savait aux travaux de la terre, pour laisser à ma mère une semaine de paix, et de pleine frivolité – si du moins le caprice du Maître, cette semaine-là, daignait se tourner vers elle. Quoi qu’il en fût je dus partir, et lui demander d’arroser ma misère. Je craignais qu’elle ne refusât, n’avait-elle pas assez de son jardin, pour se préoccuper d’une herbe qui avait pris, quasiment par hasard, en dehors du rempart? Mais tout de même, cette misère j’en avais pris soin, durant des semaines, et ma mère connaissait trop ce qui nous lie à une plante dépendant de nos mains, pour laisser dépérir la mienne. Je ne sais ce qu’elle lui fit ; mais quand je la revis, je crus que ma misère était devenue folle. Ses tiges s’élançaient en tous sens, hérissées de feuilles énormes, vertes à blêmir – et moi qui avant de partir était si fier de la voir survivre, je compris ce que c’est que d’avoir les doigts verts. Ma mère, en outre, devinant la peine que j’avais eue à perdre ma misère rouge, en avait recueilli, je ne sais où, une nouvelle bouture, qu’elle avait plongée, à côté de la verte, dans un bocal plein d’eau. Fut-ce pour mieux me démontrer que ça ne tient à rien, ce don qu’on a ou non pour faire croître les plantes, et qu’elles se dessèchent si c’est Jacques qui les abreuve, alors qu’elles rayonnent si Jean simplement les effleure ? En tout cas cette misère rouge, dans son eau, que donc ma mère ne devait même pas arroser, non seulement étendait ses racines comme dans la meilleure des terres, mais fleurissait. Moi j’avais choisi ces plantes-là pensant qu’elles n’avaient pas de fleurs, craignant de ne pas savoir les faire s’épanouir, ne voulant pas encourir ce verdict – ignorant encore que cela n’existe pas, des plantes qui n’ont pas de fleurs, il n’y a que les abrutis comme moi qui ne savent pas les voir – et là ma mère me jetait au visage que même une misère, ça peut donner la plus jolie des violettes. A nouveau j’en aurais pleuré, mais il fallait lui dire merci, pour ses soins et cette bouture qui n’attendait plus qu’une terre, pour devenir un buisson de fleurs. “ Et moi, Maman, qui pense parfois que tu ne m’aimes pas… ” Mais cela heureusement que je ne le dis pas, quand je relevai les yeux sur elle, je vis que c’était elle qui pleurait. De fait le Seigneur, durant cette semaine, n’avais pas dû porter ses regards sur elle. “ Maman… ” mais devant ces yeux aussi rouges que le bout de ses doigts, et ces larmes qu’elles versait pour un autre, je me sentais plus impuissant encore que devant une misère qui se tache de brun. Ce que j’aurais donné pour qu’il l’aime, le Maître, ne voyait-il pas comme elle était belle, aussi aveugle que moi devant les fleurs discrètes – moi qui ne voyais plus rien hors de cette lueur, cette larme qui scintillait sur sa joue, que je n’osais pas embrasser. “ Si tu savais jusqu’où j’irais, pour trouver la fleur qui te ferait chérir de ce rustre, qui ne sait rester fidèle aux coquelicots jaunes – mais tu verras, je te l’apporterai, cette corolle qui te l’attachera, à tout jamais. ” Et ce fut ce jour-là que je décidai, sans pour autant m’en rendre compte, de m’en aller à l’autre bout du monde, pour découvrir des fleurs auxquelles nul ne peut résister.

Mes explorations me menèrent déjà au fond d’un souterrain, dont par hasard j’avais trouvé l’entrée dans le jardin. Ma mère m’ayant dit de jouer hors de l’enceinte, une fois de plus j’avais désobéi, et m’étais caché sous un bosquet de pommiers. Avec des pommes pourries, j’avais dessiné une marelle, et tandis que j’y sautillais, sous mon pied le sol céda brusquement. Recouverte par l’herbe et les feuilles, une galerie s’ouvrait là. Bien sûr je m’y lançai, persuadé de découvrir en elle quelque continent englouti, dont je ramènerais les ors et les secrets. Je trouvai mieux : c’était aux caves de Monsieur que conduisait ce chemin, qui traçait sous la terre le même dédale que son labyrinthe sous le ciel. Aussitôt je craignis d’y tomber sur le Maître avec l’une de ses maîtresses – mais sans doute ignorait-il lui-même ce passage qu’avaient ouvert ses ancêtres. Une autre trappe, cependant, depuis le château devait y donner accès, puisqu’étaient entreposés là quelques tonneaux de vin, à côté d’outils de jardinage. Ceux-ci étaient trop vermoulus pour être à mes parents, mais les parents de ma mère, qui déjà s’occupaient du jardin, avaient dû s’en servir. Je tâtais donc ces cisailles et ces râteaux, en quête d’une révélation, sur ces grands-parents dont je ne savais presque rien. Le père de ma mère était mort avant ma naissance, et sa mère n’avait eu que le temps de me prendre sur ses genoux. J’imaginais cette scène, et les caresses que peut-être, à la place de ma mère, elle m’avait prodiguées, quand derrière une bêche je découvris un pot de terre, où reposait un bulbe. Ne doutant pas que ce fût là un présent que ma grand-mère m’adressait, à défaut de toute la tendresse qu’elle n’avait pu me donner, je m’emparai de ce pot, et en courant regagnai le jardin. Je brûlais de demander à ma mère quelle plante surgirait de cet oignon – mais c’eût été trahir le lien qui venait de se nouer de mon aïeule à moi. Je résolus donc d’attendre que le printemps me révèle l’essence de ce trophée, et m’émerveillai que l’obscur, le froid, et l’éloignement des hommes, l’aient conservé jusqu’à moi – ne réalisant pas que si ce bulbe était resté là durant toutes ces années, il se serait desséché.

Mais quelques mois plus tard, lorsqu’une pousse verte en émergea, je n’y tins plus, et voulus faire admirer à ma mère ce prodige. “ L’amaryllis de ta grand-mère ! Mon Dieu, aurais-tu été chaparder dans les caves de Monsieur… ? ” Décidément il n’était pas de mystère pour ma mère – et il fallut tout dévoiler, pour obtenir le privilège de garder moi-même cette plante, que depuis presque dix ans, à chaque printemps, elle remontait des caves. Dès qu’un bouton pointa, je reconnus ce rouge qui avait coloré tous les avrils de mon enfance – et dès lors je sus que par lui, ma grand-mère, depuis ma naissance, avait veillé sur moi. Ce fut pour cette fleur, énorme, bien plus impressionnante que toutes les roses de Monsieur, que germa la première passion de ma vie. Et lorsqu’un peu plus tard ce fut dans la bibliothèque du Maître, plutôt que dans ses caves, qu’en secret je m’introduisis, ce nom d’Amaryllis me devint encore plus magique, de m’apparaître dans un livre écrit en langue étrange, intitulé Bucoliques par un certain Virgile. J’appris par cœur ces vers, que j’allais marmonnant dans le jardin, et lorsqu’un jour Monsieur me surprit, loin de me gronder pour ce qu’il put deviner, il me sourit, pour la première fois je crois, et me dit que désormais je suivrais, avec sa fille, des leçons de latin. Ce jour-là je ne fus pas loin de penser que vraiment j’étais le fils naturel du Châtelain. Mais si en d’autres temps, l’idée de me trouver si près d’Eglantine m’aurait fait rougir de plaisir, celle-ci à présent me semblait un peu fade en regard de mon amaryllis. Du reste j’avais fait le vœu de n’épouser qu’une femme qui porterait ce nom. Je demandai aussi à ma mère pourquoi elle n’avait pas planté cette fleur dans les parterres du Maître; elle me répondit que ces corolles-là provenaient de trop loin, pour survivre à nos hivers – et puis que Monsieur ne tolérait, entre ses pelouses, que des essences françaises. Cela suffit à confirmer mon désir de voyages, je verrais le pays où ne règne que l’été pour les amaryllis, dont les tiges, là-bas, devaient avoir l’air de troncs, et les calices de parasols. Bientôt j’apprendrais que Virgile, voulant voir la lointaine contrée qu’il venait de décrire dans un de ses poèmes, mourut au cours de son voyage – où son dernier soupir, sans doute, se tourna vers son pays natal. Mais je ne voulus pas le savoir, et tant pis pour Virgile, si, à la fin, il avait préféré les plantes de chez lui aux amaryllis.

Quand la mienne fut tout en fleurs, et que le temps fut assez doux pour qu’elle puisse prendre l’air, je la portai auprès de mes misères, pour contempler ensemble toutes les plantes que je faisais croître; afin de montrer, aussi, à ces vulgaires feuilles vertes ou vaguement rouges, de quel écarlate j’étais capable – et qu’elles n’avaient pas à faire les difficiles, rechignant à pousser pour moi, si ces corolles incomparables me trouvaient à leur goût. “ Si je n’ai pas les doigts verts, c’est de les avoir du rouge le plus pur. ” Comme ma vie avait changé, depuis que l’habitaient ces fleurs, et l’ombre de ma grand-mère, et les vers de Virgile. Au fil des jours, les deux tiges de mon amaryllis s’inclinaient l’une vers l’autre, et j’y percevais une harmonie nouvelle, qui des plantes, peu à peu, s’étendrait aux humains. Plus de conflit, dans cette terre promise, plus de père trompé ou d’amour éconduit – plus que cette courbe douce de deux tiges qui se rejoignent. Un matin, néanmoins, j’eus la surprise d’en voir l’une s’éloigner légèrement – et aussitôt un soupçon me vint. La trahison ne se fit pas attendre : trois jours plus tard, elle se tournait vers ma misère – qui comme par hasard, laissait traîner de ce côté l’une de ses branches. Pour ma part, écoeuré, je perdis l’amour des fleurs. Je rendis à ma mère son amaryllis, prétendant que sans elle celle-ci se portait moins bien – ce qui n’était qu’à moitié faux, puisque la tige délaissée par sa sœur semblait se trouver mal de se voir préférer une misère.

Comme une tige qui change de cours, je me détournai alors du jardin maternel, pour parcourir ces bois et ces vallées qui autrefois m’effrayaient. D’une fleur commune, j’appris qu’un nom latin fait presqu’une amaryllis : calendula, est-ce encore un souci que cela ? J’étudiai prénoms et patronymes des moindres herbes que je rencontrais, après Virgile ce fut Linné qui devint mon maître, avec sa géniale idée de conférer à chaque plante un premier nom pour les intimes et puis un nom de famille. Quel bonheur ce me fut de mettre un peu d’ordre dans le chaos du monde ! Je me prenais pour Dieu, qui créa les choses rien qu’à les nommer, et bientôt je ne sus si ma plus grande passion allait aux plantes ou à leur appellation. Le jour où j’appris qu’il est une maladie appelée muguet, j’eus presqu’envie de l’attraper. Moi qui ne possédais aucune terre, il me semblait subitement détenir le sésame de l’univers, en ces clés des herbes et des arbres, si pareilles aux clés des songes, que Monsieur me permettait à présent de consulter librement. Entre son cabinet de lecture et ces campagnes, où jadis je me sentais en exil, j’avais comme creusé une galerie souterraine, où en fait de trésors je trouverais mieux qu’un vieux bulbe assoupi. Tout d’abord j’eus le projet de me faire un herbier, qui serait le journal de mon âme, et conserverait le souvenir de chacune de mes promenades. Puis je réalisai que feuilles et pétales y perdraient leurs couleurs, et un jour se réduiraient en poussière. Au lieu de me rendre le suc de tel ou tel instant, ils ne me feraient que mieux sentir à quel point ils étaient passés. Dès lors j’esquissai sur le vif les plantes qui me charmaient, pour ensuite les repeindre, à l’aquarelle, dans les flores de Monsieur. Ainsi lui serait ravi que je complète ses livres, et moi je préserverais les teintes de mes herbes, tout en imprimant par mon geste leurs formes dans mes doigts.

Je déchiffrais les feuilles des arbres comme celles des plus précieux ouvrages, je feuilletais la forêt, et à ciel ouvert en scandais les vers, plus doux encore au vent que ceux des Bucoliques. J’y apprenais que l’envers des feuilles, souvent, est plus doux que l’endroit, et ma désillusion à l’égard des fleurs trop visibles se muait en amour pour leurs plus humbles sœurs, ces graminées dont j’avais cru d’abord qu’elles ne produisent ni pétales ni pistil. Jusque dans le plantain, apparemment si terne, j’appris à déceler des couronnes d’étamines blanches, telles une cohorte de mariées en attente. Je me plaisais aux orties, au chiendent, dans les ronces je dégustais les mûres, et cherchant parmi les fleurs du trèfle celles qui étaient roses, je comprenais qu’une nuance suffit à rendre une fleur rare. A présent je savais que c’était sur un sol riche qu’affluent les graminées, et sans autre jardinier que Dieu, pour entretenir mes prés, je me trouvais plus fortuné que Monsieur.

J’avais beau m’efforcer de renier mes amaryllis, lorsque dans mes flores je lus que les jonquilles étaient de leur famille, mes errances printanières se muèrent en quêtes de ces corolles jaunes – et bientôt tout ce qui était jaune me ravit, jusqu’aux pissenlits. Malgré moi je cherchais aussi toutes les formes de rosacées apparentées à l’églantine, des trémières aux reines des prés ; une simple couronne de feuilles, de s’appeler rosette, prenait à mes yeux un air de Baccara. En ces promenades je m’arrêtais sans cesse, de la moindre brindille m’étonnant mieux que l’enfant que j’avais été. A chaque pas j’avais peur d’écraser une fleur.

Un soir où je m’étais un peu perdu dans la montagne, un orage s’annonça. J’aurais dû détaler, si je ne rentrais chez moi avant la nuit je ne retrouverais pas mon chemin, d’ailleurs la pluie rendait si glissantes ces roches qu’on pouvait s’y rompre les os, et sur ces sommets-là souvent la foudre tombe. Déjà je me voyais griller sous les branches d’un chêne, quand j’aperçus, un peu plus loin, un lamium purpureum qu’il me semblait ne pas connaître. Les dangers de l’orage, dès lors, cessèrent d’exister, vers cette ortie un peu bizarre je m’étais élancé, et lorsque je la cueillis je ne sentis même pas qu’elle me brûlait les doigts. Les premières gouttes tombaient, il était trop tard pour rentrer, je n’aurais qu’à trouver pour passer la nuit un semblant de bergerie. Si la foudre tombait, d’ailleurs, je ne la remarquerais pas, absorbé que je serais dans le tracé de mon lamium. L’inquiétude même de ma mère, ou la menace de sa colère, n’aurait pu me dissuader de ces escapades. Rien ne me plaisait tant que risquer ma vie pour une fleur.

Une fois, pourtant, arrivé à la crête d’une colline, j’entrevis sur une pente voisine une corolle d’un rouge éclatant, et cette fois-là, je ne sais pourquoi, quelque chose se brouilla en moi, qui m’empêcha d’aller vers elle. Un sentiment de déjà vu, mêlant le rouge de mon amaryllis et celui qui montait au visage de ma mère, lorsque résonnait le pas de Monsieur, me donna l’impression que je connaissais par cœur ces pétales aperçus, que j’en étais même un peu las – comme de toutes les plantes, au fond, et de mes flores, mes croquis, mes recherches. Cette fois, sans le moindre risque de pluie, je repris le chemin du château longtemps avant le soir, mais plus abattu que si la foudre m’avait frappé. D’un coup me revint alors l’image de cette fleur que je n’avais pas cueillie, et je sentis que c’était elle qui manquait aux jardins de Monsieur, l’amaryllis qui aurait résisté aux froidures du nord, et qui des pelouses aux parterres eût répandu l’éclat du regard de ma mère. C’était cette fleur-là, maintenant je n’en doutais plus, qui plus sûrement que mes coquelicots jaunes, lui aurait valu l’amour de Monsieur. Par elle je serais devenu son sauveur, et moi aussi me serais fait aimer. “ Après tant d’escalades pour de simples chardons, tant d’orages bravés pour quelques campanules, pourquoi faut-il, mon Dieu, que de cette fleur-là je me sois détourné ? ” Qu’aurais-je fait, il est vrai, après l’avoir trouvée ? Ma vie ayant atteint sa fin, comment aurais-je pu arpenter encore la montagne, en quête de nouvelles plantes ? Je comprenais cette nausée qui m’avait saisi à la vue de ce rouge. Je n’en fus pas moins tenté de revenir sur mes pas, pour fouiller les collines jusqu’à la nuit, et au-delà, s’il le fallait, des semaines entières, des années, jusqu’à retrouver cette corolle rouge. Mais je sentais déjà, par quelle sagesse héritée de ma mère ou de ma grand-mère, que ce qu’on ne cueille pas, à l’instant où on le voit, jamais on ne le retrouve. N’avais-je pas déjà renoncé à fixer la saveur de ces étés par quelques fleurs séchées ?

Il n’empêche que cette rencontre transforma mon regard. Il m’importait moins, désormais, d’identifier une fleur, en réduisant ce qu’on voit à ce qu’on sait déjà, et le présent à une simple réminiscence. Je visais plutôt cet étonnement qui rend chaque plante unique, livre le jour nouveau dans toute sa nouveauté, et ramène à cette prime enfance qui était assez loin de moi, maintenant, pour que je puisse la regretter. Dès mon adolescence, pour moi le parfum des roses fanées ne fit qu’amplifier celui des bourgeons. “ Peut-être suis-je un contemplatif plutôt qu’un botaniste en herbe – et si demain la flore entière venait à disparaître, peut-être pourrais-je porter ma contemplation sur n’importe quoi. ” Aux plus infimes brindilles, aux pistils presqu’imperceptibles, mon regard s’aiguisait comme celui d’un myope, qui se moque des grandeurs de ce monde ou des trop lointains au-delàs. Ma solitude me faisait voir en un arbre un ami, et des complices dans les semences qui s’accrochaient à mes vêtements. Ces plantes, pourtant, ne m’étaient jamais assez proches, j’avais besoin de les crever, ces gousses, ces bourgeons, encore fermés à moi, et de pénétrer jusqu’au cœur, d’arracher stigmates et anthères – était-ce pour les castrer, et me venger sauvagement des stupres de Monsieur, ou pour violer quelque chose, évoquant cette féminité qui me restait close, était-ce pour retourner au giron dont trop vite j’avais dû sortir, était-ce désir de me fondre dans le cœur d’une fleur, enveloppé de ses pétales, englouti dans cette mère végétale, sans cette douleur qui me liait à la mienne, me tordait les viscères, quand je la voyais pleurer pour Monsieur. En tout cas ce n’était pas par souci de la science, même si je n’étais pas loin de la philosophie, lorsque devant ces pétales déchiquetés, brusquement je me demandais : “ mais qu’est-ce, finalement, qu’une inflorescence ? ” Il me plaisait, ce mot d’inflorescence, de me rester un peu trouble, laissant deviner tout ce qu’une fleur a d’intérieur – et que jamais on ne pénètre vraiment.

Ne cherchant plus à connaître les noms de chaque plante, je fus pris du désir de les réinventer. Etais-je agacé par ce patronyme hérité de mon père, quand celui de Monsieur pointait jusqu’en mon prénom ? A défaut de me rebaptiser, j’adoptai le vice de Linné, qui faisant fi de ses prédécesseurs, attribuait de nouveaux noms à chaque végétal qu’il croisait. Feignant par là de corriger des erreurs, de ramener chaque plante à sa juste famille, il s’octroyait le plaisir d’apposer sur des fleurs les prénoms de femmes qu’il aurait pu aimer. Linné comme moi, à ce qu’on dit, était plus doué pour le rêve que pour la conquête. Plus réaliste que je ne suis, toutefois, il sut ne pas embrouiller ses descendants par mille sortes d’églantines, et une infinité d’amaryllis. Ce n’étaient plus les classifications de la flore, qu’à présent j’étudiais, mais les querelles entre classificateurs, remettant sans cesse en question les parentèles établies, en une sorte de Création perpétuelle. J’enviais ces fleurs de pouvoir changer librement de famille, et ces feuilles d’errer en quête d’arbre généalogique. Je me demandais de quel droit les hommes imposent leurs noms aux plantes, qui ne peuvent pas, comme des femmes, les refuser. Comme pourtant j’aurais aimé donner le mien, sinon à une femme, du moins à une fleur, qui me l’eût fait paraître tellement plus léger. Rien que pour cela, pour mériter cet honneur, je devais devenir botaniste. Il fallait que je cherche une fleur qui me ressemble, solitaire et secrètement tendre, faussement sage, et violente. N’était-ce pas là cette rouge que j’avais laissé passer ? Ainsi je pressentis d’emblée que jamais je ne trouverais ma moitié. Si par hasard je devenais célèbre, après ma mort on accrocherait, à n’en pas douter, mon patronyme latinisé à une plante vénéneuse. Par là s’assouviraient du moins toutes mes envies de meurtre. Et puis, quelle que fût cette plante, il me plairait assez de lui devoir ma survie. Les fleurs, finalement, ont la vie plus longue que les hommes.

Un jour, au cours d’une de mes promenades, je rencontrai un chien. Quelque berger, sans doute, avait dû le perdre. En tout cas il se mit à me suivre. D’abord cela me gêna un peu, cette présence, j’étais tellement habitué à être seul. Mais bientôt je ne pus plus m’en passer – et en hommage aux Bucoliques, je l’appelai Tityre. Le soir il dormait devant le mur du jardin, j’étais si sûr que ma mère ne voudrait pas qu’il entre que je ne lui avais même pas demandé. Et chaque matin, battant la queue, il m’attendait. Jamais je ne sentis si bien que par sa joie, toujours si pleine, inentamable, la grâce qu’est chaque matin. Désormais ma vie serait scandée par les rituels de ce chien, ses fêtes, sa faim, ses besoins, sa plainte au moment de me quitter. J’étais alors plus triste encore que lui. Je mesurais quel désert, avant lui, avait été ma vie. Chacun de mes gestes, maintenant, rencontrait son écho, chaque soupir, chaque élan de plaisir. Je l’entends encore japper autour de moi. Mais une telle harmonie, je me mis à rêver de la vivre avec un être humain. Alors que par ce nouvel ami, mon petit monde venait de s’ouvrir, jamais je ne m’y sentis aussi à l’étroit. Fut-ce un hasard, je devins allergique au pollen des coquelicots. J’étouffais, dans nos collines et nos prés, aspirant à d’autres horizons. Sans doute craignais-je de trop m’attacher à ce chien. Cet amour qu’il me révélait, je voulais le vivre ailleurs, et sans lui. Plus je l’aimais, plus je désirais le fuir. Peut-être avais-je trop peur qu’un jour il parte, ou meure, pour ne pas prendre les devants, et moi-même le quitter. Peut-être redoutais-je aussi qu’un jour ma mère s’en aille, par désespoir, ou banale maladie. Comment aurais-je pu y survivre ? Et puis il y avait ces gravures, dans la bibliothèque du Maître, qui représentaient des fleurs poussant sous les Tropiques. Ce n’étaient pas des pétales qu’elles avaient, mais des crêtes, des huppes, des couronnes. Elle avaient un tel air de reines que les roses, à côté, semblaient des paysannes. Je me mis à ne plus peindre qu’elles, et sans avoir vu leurs couleurs autrement que sur papier, sentis que pour les rendre nos aquarelles étaient bien fades. Tout me paraissait terne autour de moi. Il me semblait que j’ignorais encore ce qu’est la couleur.

Ces fleurs qui me troublaient tant, à ce que disaient les gravures, étant des orchidées, je me mis à étudier les mœurs de celles-ci dans les flores exotiques. Pour se faire polliniser, lisais-je, elles prennent l’apparence de femelles d’insectes, dont les mâles aussitôt viennent les butiner, dans l’illusion douce de copuler. Moi qui croyais jadis devoir épouser une amaryllis, comment n’aurais-je désiré, par-dessus tout, voir ces fleurs auxquelles on pouvait s’unir? Dans mes campagnes je ne cherchais plus que des orchis, leurs parents pauvres en notre nord, et jusqu’aux inflorescences minuscules du romarin ou de la sarriette m’évoquaient de petites orchidées. Dans cette quête fébrile, mon chien me regardait, et je crois qu’il se doutait du reste. Ses yeux se firent tristes, comme avant ils l’étaient seulement à l’heure de nous quitter, sentait-il que l’heure approchait de plus longuement nous séparer – dans l’aube de nos promenades, en tout cas, il n’aboyait plus de joie. J’évitais son regard, ou furtivement le serrais contre moi, comme pour lui demander pardon, ou faire des provisions de tendresse. Mais à la mienne il ne répondait plus, et quelquefois grognait, devinant que déjà je n’étais plus là. “ Tu verras, je reviendrai… ” Mais les chiens sont trop sages pour se fier à la parole d’un humain.

Puis il fallut affronter ma mère. Je prétextai mes allergies, pour m’éloigner d’elle. D’ailleurs je n’inventais rien, j’étais fort accablé, et ce jour-là mes yeux étaient plus gonflés que jamais. Il est vrai j’avais aussi dû pleurer.

“ Mais combien de temps… ? ”
“ Je ne sais pas, Maman… ”
“ Tu sais, ça ne plaira pas fort à ton père… ”
“ Il me semblait que c’était Monsieur, ici, qui était le Maître… ”
“ Tu lui en as parlé ? ”
“ Il paraît très favorable à ce voyage. Au point de le payer, pourvu que je lui envoie le dessin de chaque plante qui me semble intéressante. ”
“ Ainsi tu as tout manigancé, sans m’en parler… ”
“ Tu parais toujours tellement occupée… ”
“ Puisque tu ne me demandes plus mon avis, que veux-tu donc que je te dise? ”
“ Dis-moi… je ne sais pas… au revoir… ”
“ Est-on jamais sûr de se revoir… ”

Mais cela je ne voulais pas y penser, et elle n’avait pas le droit, me semblait-il, de me le rappeler. Elle aurait dû se réjouir, plutôt, de voir son fils devenir vraiment le protégé du Maître. Mais celui-ci la délaissait trop, maintenant, pour que tout ce qui le concernait ne lui fût pas douloureux. Elle baissait les yeux, par bonheur, si je voyais leur bleu je ne partirais pas, les orchidées auraient beau faire, je me noierais avec elle dans la nostalgie d’une fleur qui n’existe pas. Tant pis pour elle, si elle voulait continuer à l’attendre, même si un jour elle l’avait aperçue cette vision-là ne reviendrait pas : “ est-on jamais sûr de se revoir ? ” Ça ne m’empêcherait pas de partir, la fleur rouge qui l’aurait sauvée je ne l’avais pas cueillie, mais je lui en rapporterais d’autres, qui peut-être ne la combleraient pas, mais en leur calice recueilleraient ses larmes, et peu à peu, par leurs couleurs si vives, la ranimeraient, et conféreraient à son jardin le luxe des Tropiques.

“ C’est étrange, quand même, jusqu’ici Monsieur haïssait toutes les fleurs exotiques… ”
“ Monsieur n’est-il pas, quelquefois, un peu changeant… ? ”

Ce n’était pas de l’ironie, j’aurais simplement voulu qu’elle cesse de le trouver parfait. Mais je ne fis que retourner le fer dans sa plaie. Elle pleurait, maintenant, et j’essayai de croire qu’une fois de plus ce n’était pas pour moi. Ici je ne pouvais rien pour elle, tandis que là-bas je m’efforcerais au moins de gagner l’estime du Maître. D’ailleurs je ne la laisserais pas seule :

“ En mon absence, pourrais-tu t’occuper… ? ”
“ De ta misère, je sais… ”
“ Pas seulement… J’ai aussi un ami maintenant… Il restera près de toi comme un morceau de moi… ”

Je ne savais pas si elle accepterait Tityre. Si elle avait refusé, sans doute n’aurais-je pas eu la force de l’abandonner, dans les montagnes ou les bois, aussi perdu que je l’avais été, en mon enfance, quand ma mère ne voulait pas de moi – et dans ce cas, je ne serais pas parti. Mais elle ne voulut pas voir, probablement, qu’un chien aurait pu ce que son chagrin ne pouvait pas. Elle le laissa entrer, et je sentis qu’elle le traiterait comme un prince. Sans doute recevrait-il les caresses qu’elle n’avait pas osé me donner. Peut-être pourrait-il même aller dans le jardin, quand le Maître n’y serait pas. Et soudain j’espérai que ce chien lui apporte la tendresse que du Maître elle n’avait pas reçue.

J’avais presque vingt ans, quand je m’en allai. La petite Eglantine était une jeune fille, à présent, bien trop belle pour que j’aille la saluer.

Ne me demandez pas d’évoquer, par goût du pittoresque, l’horreur de cette traversée. Du reste on n’arrive jamais aux Tropiques : alors qu’on croit y toucher, ils révèlent combien ils sont inaccessibles. La muraille de ces lianes me parut plus imprenable que celle du château, et le végétal aussi impénétrable que l’âme d’une femme. Tous s’inverse, là-bas, où l’herbe se fait rare, tandis que les arbres foisonnent comme l’herbe chez nous. L’atmosphère elle-même, humide jusqu’à l’irrespirable, paraît devenir tangible, et il me semblait que pour ne pas finir asphyxié, il me faudrait apprendre à respirer de l’eau. Je ne cessais plus d’éternuer, ni de jour ni de nuit, ce n’était plus aux coquelicots mais à leurs cousins les pavots que je devenais allergique – ces fleurs d’oubli sans doute se déchaînant contre un être qui ne pouvait oublier. On me parlait de fauves mangeant des hommes, quelquefois je les entendais qui gémissaient au loin, mais dans l’immédiat c’étaient les insectes qui me dévoraient, et que je semblais attirer particulièrement. “ Comme votre sang doit être sucré ! ”, paraissaient s’extasier les indigènes, dont je me demandais s’ils étaient cannibales ; à les voir, en tout cas, je me sentais une fragile corolle, pleine de suc, face à d’énormes bourdons.

Dans les fleurs je cherchais l’essence de l’exotisme. Déçu, dans ma tendre ignorance, de ne pas retrouver ces palmiers figurant sur les gravures de Monsieur, et ne pouvant admettre que toute l’étrangeté du monde ne se fût pas concentrée sur ce coin de terre-là, je me demandais à quels pétales j’accorderais la palme du paradisiaque. Je penchai d’abord pour l’hibiscus, puis pour les datura, dont le poison rend fou, enfin pour une fleur rouge, plus sanglante qu’une amaryllis, dont nul ne connaissait le nom. Secrètement je lui donnai le mien, tandis que me grisaient les nouveaux noms que j’entendais là-bas, des acacias aux magnolias en passant par les fleurs de la passion – et mieux encore que leur chair, ces sons me livraient le nectar de l’ailleurs. Je m’exaltais de voir dans leur sauvagerie ces cyclamens qu’en nos pays il fallait couver pour qu’ils poussent, et des géraniums qui eussent étouffé un arbre, eux qui dans nos parterres semblent si sages qu’ils en deviennent ternes. Les arbres aussi s’étaient mis à me parler, l’agave qui met quinze ans à peaufiner sa fleur puis en meurt, l’eucalyptus qui par sa sève endort les bestioles qui habitent ses branches, le ficus superbus, dont je ne pouvais croire qu’il fût de la famille de notre figuier. Je n’aimais plus que les figues de Barbarie, dans un cactus ne voyant plus qu’une plante succulente, savourant ce terme en perdant de vue qu’il s’applique simplement aux plantes qui ont du suc. Mais surtout, et partout, je contemplais mes chères orchidées, aux formes si variées qu’elles semblaient issues de mille familles, et dont les couleurs me dissuadèrent à jamais de peindre. Elles faisaient tout de suite saisir ce qu’est la loi de la jungle, plus acharnées à survivre que carnassiers, plus violentes à croître que de jeunes tigres, s’accrochant à tout ce qu’elles rencontrent, rappelant qu’elles sont des lianes, presque des parasites, à l’intrus venant d’un pays où elles sont le luxe des milliardaires – après avoir, lorsqu’elles y apparurent, fait figure de monstres. A les voir ainsi dévorer la terre, je me mis à rêver d’une invasion d’orchidées, qui auraient résolu d’anéantir les hommes. Ayant apparemment échappé à des cannibales, j’aspirais à me faire manger par une orchidée. Au plus loin de ceux qui, dans la nature, croient trouver l’ordre et la douceur, je reconnaissais enfin ce chaos qui fonde la vie. Rien ne m’émouvait comme ces racines que mes orchidées projetaient vers le ciel, inversant le sens de l’origine, comme celui qui ne trouve sa terre qu’aux antipodes de la sienne. Plus encore que ces fleurs appelées oiseaux du paradis, mes orchidées avaient l’air d’oiseaux en plein vol.

Aussi commençai-je à m’intéresser aux oiseaux pareils à des fleurs, comme les paradisiers, aux ailes tellement immenses, à l’heure de la parade, qu’elles les empêchent de voler, l’amour les menant parfois à la mort, comme des hommes. Ma préférence, cependant, allait à ces inséparables, qui réunissent toutes les couleurs du monde, et dès lors qu’ils se sont trouvés restent l’un près de l’autre, jusqu’à la mort de l’un, qu’aussitôt rejoint l’autre. “ Le voilà, cet amour auquel j’aspirais, sans doute les oiseaux sont-ils aussi fidèles que les fleurs sont volages – car que font-ils, dans leurs migrations, sinon revenir où ils étaient partis ? Ne voyage-t-on jamais que pour mieux se souvenir de ce qu’on a quitté ? ” A présent qu’elles s’étaient tournées vers le soleil, mes racines ne me pesaient plus, et je pouvais sereinement penser non seulement à ma misère, mais à ma mère. A mon chien, néanmoins, j’évitais de songer ; mais dès que je m’assoupissais, il revenait dans mes rêves. Le visage d’Eglantine aussi parfois me traversait. Mais je me disais qu’il était heureux que je ne l’aie pas épousée ; peut-on combler une femme en la traitant comme une fleur ? Je lui fus pourtant assez fidèle pour chasser cette sauvage, si belle, qui une nuit se glissa dans mon lit.

Je me découvrais un tel amour pour tout ce qui s’arrache à la terre, et tout ce qui vole ; ne sachant ce que je préférais, entre les tons de mes orchidées et le chant des paradisiers, parfois il me semblait que c’étaient les fleurs qui chantaient. Ne volaient-elles, déjà, lorsqu’elles se semaient par le vent ? J’aurais aimé faire pareil, car j’avais beau castrer mon cœur, mon corps réclamait une femme. Voulant sublimer ce désir, je me mis à étudier la sexualité des plantes, à la suite de mon maître Linné. Observant qu’en une même famille, feuilles et pétales peuvent radicalement diverger, ces critères trop extérieurs ne lui suffirent plus, et il s’appliqua, comme moi, à pénétrer les fleurs – s’attirant le scandale, et les sarcasmes de ceux qui ne voulaient imaginer de si chastes créatures en train de copuler. Or ne voyaient-ils pas, ces prudes-là, que leurs plus fastueux atours ne visent qu’à attirer les insectes qui les polliniseraient? Et que leurs corolles ne sont que protection du cœur, où se passe l’essentiel qui relève du sexe ? Ne savent-ils pas, ces naïfs, que celles qui n’ont pas besoin de bestioles, et s’en remettent au vent, se dispensent de toute parade et même de couleur ? Avec Linné je me plongeai dans les bacchanales qui se livrent sous les pétales, et me mis comme lui à y relever époux et concubines – ces fleurs stériles qui ne sont là que pour le plaisir. Ce qu’on prend pour les candides pétales de la marguerite, n’est-ce pas un régiment de telles filles de joie ? “ Celle-ci m’aime un peu, celle-là beaucoup, la troisième passionnément… ” Mais une fois repéré le gynécée dans le pistil, il s’agissait de compter les mâles étamines, afin d’établir si la plante est monandre ou polyandre, comme ce coquin de coquelicot qui a vingt mâles pour une seule femme. Il y en avait même qui cachaient complètement leurs fleurs, pour mener des noces secrètes, comme moi, sous ce nom de cryptogamie qui m’ouvrait à de nouveaux songes. Je m’interrogeais aussi sur cette multiplicité de styles que peuvent avoir les plantes, plus aisément que les humains. “ Si elles pouvaient écrire, à quelle poésie elles nous initieraient ! D’ailleurs est-il insignifiant que du style surgisse le stigmate – la trace de la passion qui à vie nous marqua ? ” Mes récits de végétales amours devenaient des romans, où comme une fleur je m’efforçais de multiplier les styles ; jusqu’à mes dessins scientifiques se teintaient de lyrisme, et prenaient vie par le tremblement de mon trait. Mais ce serait encore par mes orchidées, mal connues de Linné, que j’apporterais une brindille à l’arbre qu’il avait édifié. Enfin je la voyais, l’ophrys mucifera, ainsi nommée parce que sa lèvre a pris l’apparence d’une mouche, dont par là elle attire les congénères, tandis que l’apifera s’est faite abeille, et une autre araignée. Certaines fleurs plus animales encore, quasiment carnivores, enivraient de nectar les insectes, pour les emprisonner dans leur corolle, quelquefois plusieurs jours, et copieusement les ensemencer.

Je regardais ces étamines qui s’entrechoquent pour féconder l’ovaire, ces pétales barbouillés de pollen, cette profusion de graines pour un unique pistil, ou ces fruits qui explosent tout à coup, aspergeant les alentours de semence. Moi seul étais mis à l’écart de cette immense ronde nuptiale – moi seul resterais stérile, pour avoir trop cru aux idylles. Ne voyais-je pas, de toutes parts, combien tout être a besoin de son autre ? Les plantes hermaphrodites elles-mêmes ne doivent-elles pas être deux pour se reproduire, devenant femelle ou mâles lorsqu’elles rencontrent leur double ? Quant à ces fruits aux cosses trop dures, n’acceptent-ils pas de se faire manger pour éclore d’un excrément ? Or ces violences que j’aimais contempler, n’avais-je pas tout fait pour m’en prémunir ? N’avais-je pas visé la parthénocarpie de plantes rares, qui se passant de fécondation, n’engendrent que des filles toutes semblables à elles-mêmes? N’étais-je pas comme ces roses de Monsieur dont je me moquais, qui perdent leur fertilité à force de convertir en pétales leurs étamines, pour s’éloigner de l’humble églantine, et devenir toujours plus grosses, croyant par là devenir plus belles ?

Pourquoi étais-je à ce point asservi à la beauté ? N’était-elle pas, au fond, mon unique souci, moi qui avais quitté mon pays et les miens pour admirer des fleurs ? Etais-je réellement humain, ou un peu pareil à ces orchidées qui trahissent leur règne pour parvenir à leurs fins ? Ne m’avait-il pas semblé, quelquefois, que leurs lèvres m’invitaient au plus suave des baisers ?

Ce désir de brouiller les règnes me fit mieux observer un arbre poussant près de ma case, dont les luxuriantes fleurs jaunes attiraient perruches et cacatoès, qui peut-être les prenaient pour les leurs. Un soir, comme venant de son tronc, je perçus un bruit bizarre, entre le cri humain, le bourdonnement d’insectes, et le chant d’oiseau. Et au pied du chrysodendron dont je venais de découvrir le nom, je trouvai un perroquet blessé, qui paraissait être son âme, ou bien celle d’un homme ensorcelé. Car j’avais l’impression qu’il voulait me parler, par ces sons de détresse qui sortaient de son bec ; et son désarroi de me voir ignorer sa langue semblait égaler la souffrance de son aile brisée. Du vert vif de sa tête au rouge de sa queue, il tenait autant d’une amaryllis, feuilles et fleurs confondues, que des mille couleurs d’un inséparable. De qui l’avait-on séparé, lui, pour qu’il se retrouve en cet état ? L’esseulé que j’étais recueillit l’éclopé que les siens avaient abandonné. Ce devait être la flèche perdue d’un Indien, qui lui avait troué l’aile ; les perroquets ne se mangent pas, dans ces contrées, et ces gens-là ne veulent pas tuer pour rien ; mais leur tir n’est pas infaillible. J’essayai donc de réparer le mal causé par mes semblables. Je soignai sa plaie, mais celle-ci était trop profonde pour qu’il se remît à voler. Comme un humain, il serait condamné à marcher ; comme un humain, je lui apprendrais à parler. En échange il m’enseignerait la langue des oiseaux. Il fallait les entendre, ces conversations où mon cacatoès imitait jusqu’à mes intonations, tandis que moi j’apprenais les trilles qui dans la brousse signifient le danger ou l’abondance. Nous finîmes par nous créer un sabir, incompréhensible aux indigènes comme aux oiseaux, mais qui nous rendait limpides l’un à l’autre. Je ne sortais plus de ma case sans ce perroquet sur mon épaule. Nous étions devenus des inséparables. Quand je songeais qu’il devait en aller de même, au loin, entre ma mère et mon chien, je n’en ressentais pas moins un pincement de jalousie, comme si par cette union que j’avais suscitée, tous deux m’avaient trahi. Mais ces ombres-là étant trop périlleuses pour que je m’y attarde, aussitôt je revenais au soleil aveuglant, sous lequel les Indiens font croître le maïs en imitant le chant des oiseaux. Loin de manger leurs congénères, comme d’abord je l’avais craint, ces sauvages qui l’étaient si peu paraissaient bien connaître ce qui lie l’humain aux plantes, en passant par les fauves et les cacatoès. Eux aussi traitaient ces derniers comme leurs complices, qui leur apprenaient à dialoguer avec le maïs et d’autres oiseaux. Même avec moi, par l’intermédiaire de mon perroquet, ils se mirent à parler. Si j’étais un humain, je devais être Indien.

Mais mon goût de l’exotisme n’arrivait plus toujours à faire taire ma nostalgie. Entre les phrases de mon perroquet, les premiers vers des Bucoliques me revenaient : “ Du pays de nos pères, nous sommes exilés – tandis que toi, Tityre, te reposant à l’ombre, aux bois tu apprends à redire le doux nom de la belle Amaryllis ”. Or mon Tityre à moi, il me semblait parfois l’entendre, depuis que j’avais perçu ce cri d’oiseau blessé, comme si lui aussi m’appelait, peut-être était-il également blessé, et du coup que je lui avais donné en m’en allant. Les mois passaient, les années mêmes, n’avais-je pas tacitement promis à ma mère de bientôt revenir – mais comment quitter ces Tropiques sans avoir mieux identifié ce que j’y venais chercher ? Avais-je trouvé la fleur qui aurait guéri ma mère, ou seulement celle en qui se serait condensé l’ailleurs ? N’en étais-je pas à rechercher dans le mahonia le parfum du muguet, et dans mes orchidées l’orchis de mon pays ? Les pavots n’étaient point parvenus à me faire oublier quoi que ce fût. Du reste la frontière entre le propre et l’étranger elle aussi s’était effritée ; et ces fleurs que Monsieur croyait typiquement françaises se révélaient originaires des terres les plus lointaines. La France sans ses voyageurs n’aurait pas seulement de bleuets, ni de coquelicots, qui lui vinrent comme l’ivraie charriée par le blé issu d’Egypte. Avec la découverte de l’Amérique, notre pays conquit encore ses capucines, ses bégonias et ses dahlias ; son platane même naquit du croisement d’un arbre occidental avec un autre d’Orient.

Pourtant, si je voulais rentrer chez moi, il ne me suffirait pas d’avoir fait parvenir au Maître plus d’études et de dessins qu’il n’avait dû en espérer ; en outre je ramènerais des boutures et des graines de plantes qui n’avaient jamais pénétré notre jardin. A présent Monsieur ne refuserait plus, j’en étais sûr, de l’embellir d’essences étrangères, qui apporteraient la lumière d’où elles avaient vu le jour. Toutefois je devais veiller à ne récolter que celles qui survivraient à notre ciel brumeux, à nos bruines, à nos gels. Rien qu’à y repenser je frissonnais; mais enfin j’allais revoir le visage de ma mère. En digne fils d’un rustre, je me mis en quête des fleurs les plus rustiques, et des semences qui vivaient à l’ombre, comme le Tityre de Virgile. Celle qui s’adapte à tous les sols, supporte le soleil comme son absence, envahit celui qui sait la planter, celle qu’on trouve partout, pourtant, la si commune Renouée, dont le simple nom invite aux retrouvailles, celle-là je ne pus la trouver. Si tant qu’elle vit, en effet, elle résiste à tout, elle n’en meurt pas moins en hiver – et pour celui qui néglige de la replanter, ne reparaît jamais. Car il n’est de retrouvailles que pour celui qui veille, constamment, à la santé de ses racines. M’étais-je avisé jusqu’alors que des amaryllis non plus, je n’en avais trouvé ? Peut-être, qui sait, n’y en avait-il que chez moi ; et celles que j’avais désirées, dont les tiges eussent été des troncs, peut-être n’existaient-elles pas. Ce voyage, soudain, me fit l’effet d’un rêve, dont j’étais sur le point de m’éveiller ; et je sentis que le retour au réel serait rude. Ainsi j’appris que les bougainvillées, qui recouvraient tout, là-bas, et m’avaient tant charmé, n’étaient même pas des fleurs – et que sous leurs trompeuses couleurs, les véritables inflorescences étaient de petites taches fades. “ Voilà tout ce qui reste d’un voyage, Monsieur de Bougainville, vous qui avez sacrifié votre vie pour donner votre nom à ces feuilles violettes, qui s’en passaient fort bien. Nous avons trop cru, vous et moi, aux noms comme aux expéditions. Connaissent-ils seulement la flore de leur pays, tous ces botanistes qui n’aspirent qu’aux Tropiques ? Qu’en rapporte-t-on, dites-moi, sinon le regret d’un rouge, que déjà l’on avait en arrivant ?” Ingrat envers le présent comme le passé, je ne voyais plus mes orchidées, l’oiseau bariolé qui enchantait mes jours, ni la sagesse des Indiens. Ne songeant plus qu’à retrouver tout ce que j’avais laissé chez moi, je tournai le dos au soleil, et embarquai, mes malles pleines de graines, et mon perroquet sur l’épaule. Il poussait de petits cris que je ne comprenais pas. On eût dit que sa plaie s’était rouverte – à moins que ce ne fût la mienne. Depuis mon arrivée dans cette savane, sept ans avaient passé.

Je n’avais pas reçu de lettres, pendant toutes ces années. Ma mère ne savait pas écrire, mon père n’avait rien à me dire, et Monsieur aurait eu l’impression de déchoir s’il m’avait dit merci. Or à présent il ne le pourrait plus, Monsieur était mort durant mon absence, et ma mère ne lui avait pas longtemps survécu. J’étais parti pour elle et par là je l’avais perdue. Il ne me semblait pas moins que c’était elle qui en partant ainsi m’avait abandonné. L’aurais-je quittée, si je n’avais pas été sûr de la retrouver, croyant, ou voulant me convaincre, qu’elle m’aimait assez pour au moins tenir jusqu’à mon retour. Et si maintenant je me mettais de nouveau à douter qu’elle m’aimât, comme si souvent dans mon enfance, elle ne serait plus là pour me rassurer, en prenant soin de mes coquelicots ou de ma misère. “ D’ailleurs ma misère même s’est desséchée, ne t’avait-elle pas dit que tu n’avais pas les doigts verts, l’amour est plus fragile que la plus frêle des tiges, et ta maladresse l’a brisé. Regarde, quel saccage, dans ce jardin auquel elle avait consacré sa vie. ” De fait, celui-ci était tombé dans la pire sauvagerie, plus inextricable que ma savane, je n’aurais pas besoin d’y semer mes lianes pour le rendre exotique, les petites friches de ma mère avaient envahi les parterres, les orties étouffé les fleurs, et il ne me restait plus qu’à devenir, ainsi qu’enfant je l’avais rêvé, spécialiste des herbes folles. Certes j’éprouvais un certain plaisir à voir jusqu’aux murs du château envahis par le lierre et la valériane ; n’était-ce pas là, pour un fils de jardiniers, une revanche sur le Maître? Mais n’était-il pas aussi un peu déplacé de chercher vengeance d’un homme qui m’avait permis de partir au bout du monde, aussi longtemps que je l’avais voulu, rien que pour contempler les plantes qui me plaisaient le plus ? N’y avait-il pas également quelque bassesse à m’en prendre à un mort – depuis plus d’un an déjà enterré au centre de son jardin. En effet c’était au cœur de son labyrinthe de buis, qu’il avait voulu se faire ensevelir, comme pour prouver que jamais on ne sort de ce dédale qu’est la vie, parce qu’il n’a pas d’issue, fût-ce aux antipodes de la terre. Quant à ma mère, elle avait été jetée à la fosse commune, dans le cimetière des pauvres. J’aurais bien déterré ses restes, mêlés à d’autres, peu importait, pour les déposer auprès de ce Maître qu’elle avait tant aimé ; mais elle m’en aurait voulu d’une telle transgression, pour elle une servante avait à garder ses distances devant le Maître, à moins qu’il ne veuille la prendre, pour la laisser quand il voudrait – tel était l’ordre, qui toujours l’emporterait sur l’amour. Ainsi devrais-je me contenter de couvrir de roses la tombe des pauvres.

Mon père, lui, était toujours là – du moins son corps raidi. Déjà beaucoup plus vieux que ma mère, de la perdre il avait pris trente ans, et perdu la mémoire, sans doute dans l’espoir d’échapper au poids de cette absence. Celle-ci était pourtant la seule chose dont il semblait avoir gardé conscience, sans cesse il la cherchait, ma mère, à travers les arbres du jardin, et souvent j’essayai de croire avec lui que de derrière un tilleul ou un hêtre, tout à coup elle allait surgir. Mais vu qu’elle tardait à venir, il fallut bien que je veille moi-même sur ce père, comme sur un enfant. Et en dépit de sa maladie, ou par elle, je le découvris, différent de ce rustre pour qui je l’avais pris, étonnamment fragile, au fond, aussi blessé que moi, sinon plus irrémédiablement encore, par les brimades de ma mère, ses abandons, et puis son désespoir, surtout, qui avait fini par la tuer, et devant lequel, toujours, nous avions été impuissants. Finalement je lui ressemblais, à ce vieillard, je n’éprouvais plus de dépit à n’être pas le fils de Monsieur – qui d’ailleurs, il fallait l’avouer, ne m’aurait pas mieux traité s’il eût été mon père. Quant à sa fille, l’Eglantine que j’avais quittée si jeune avait maintenant porté son fruit, une petite Rose, que son prénom affranchissait de la dureté et du mépris de sa mère, dont elle n’avait gardé que la délicatesse, et le visage, c’en était incroyable, cette petite était celle-là même qui avait hanté mon enfance, et bientôt elle m’enseignerait qu’il est des roses sans épines. Jusqu’à sa mère, elle l’avait adoucie, comme si à une telle douceur on ne pouvait résister, et moi je me pris à songer, ayant tellement rêvé de sa mère, que peut-être cette Rose était mon enfant par l’esprit, comme j’avais été celui du Maître. Qui sait du reste si sa mère n’aurait pas voulu de moi, un jour, si du moins je l’avais saluée, avant de partir, et si je ne m’étais pas complu, toujours, dans mon rôle de rustaud ? Elle m’avait écrit, dit-elle, à la mort de ma mère, mais sa lettre avait dû se perdre. Elle alla jusqu’à m’inviter chez elle, à mon retour, avec son falot de mari, dans cette nouvelle demeure qu’elle avait préféré au château, mais sa gentillesse tenait plus de la simple politesse, ou de l’indifférence, voire de la pitié, que de quelque souvenir attendri. Moi qui n’étais que souvenir, on eût dit que tous, autour de moi, avaient oublié. Eglantine m’avoua même que des fermiers voisins lui ayant proposé de racheter le jardin, pour en faire un potager, elle était sur le point d’accepter – à condition qu’ils laissent une enclave sans légumes, et clôturée, d’une taille respectable, autour de la tombe de son père. Je la suppliai de ne pas renier ainsi la mémoire de ce dernier, qui avait tant investi dans ce jardin, au point de m’envoyer aux Tropiques pour recueillir des plants qui lui feraient honneur. En ceci je mentais un peu, c’était seulement à enrichir ses livres qu’il aspirait, mais cette petite malhonnêteté me semblait négligeable, en regard de la trahison qui se tramait. N’aurait-elle pas hurlé dans sa fosse, ma mère, à voir des carottes et des courgettes prendre la place de ses roses ? Si je l’avais abandonnée, sans seulement m’en rendre compte, du moins je ne laisserais pas son œuvre à l’abandon ; je me ferais un rempart contre les salades, je défricherais ses parterres, et rendrais à ses fleurs leur sève d’antan.

Eglantine écouta mon discours, ne comprenant pas pourquoi j’y mettais tant de fougue – et vu que ce jardin lui importait si peu, elle le remit entre mes mains. Mais je ne songeai même pas à m’enorgueillir de devenir par là le Maître de cette terre. Car Eglantine alors me rendit aussi mon chien. Croyiez-vous que je l’avais oublié, sans vous douter que je ne pensais qu’à lui, presque plus qu’à ma mère, dès l’instant où j’avais reposé le pied sur notre continent? Ne fût-ce que pour cela, Eglantine aurait eu droit à toute ma reconnaissance : à la mort de ma mère, elle l’avait gardé, sans doute pour la petite Rose, sans savoir si un jour je reviendrais. Cela faisait donc quatre ans qu’il vivait chez elle. Ce fut seulement quelques mois plus tard qu’il s’en alla. En ceci je veux dire qu’il partit là d’où l’on ne revient pas – mais avec lui, épargnez-moi ce mot cru, dont j’ai déjà dû me servir deux fois. Tout à coup il tomba malade, et en cinq jours perdit toutes ses forces. Il est vrai qu’on ne sut jamais quel était son âge. Mais moi je crois qu’il était las, de tous ces changements de maîtres, peut-être s’était-il attaché à la petite Rose, et n’avait pas envie de revenir chez moi. J’essayai de ne pas le remarquer, mais il avait l’air triste, durant ces mois, à peine mangeait-il, et lorsqu’il m’avait retrouvé, ne m’avait pas fait de fête – tout au plus grogna-t-il à la vue de mon perroquet. Peut-être ne me reconnut-il même pas, il n’y a que dans l’Odyssée qu’un chien attend vingt ans son maître ; tout ce qui est vrai, dans cette histoire, c’est qu’à peine l’a-t-il retrouvé qu’il s’en va.

Je pleurai pour lui comme je n’avais pu le faire pour ma mère. Et lui je l’enterrai sous un frêne du jardin. Plus encore que par la tombe de Monsieur, pour moi ce jardin en devint un cimetière ; la terre entière, il est vrai, me paraissait un cimetière ; et le panier vide de mon chien longtemps resta le centre de ma vie.

Un jour cependant je ravalerais mes larmes pour me mettre à la tâche. Je me mis à bêcher, à biner, à retourner la terre. Sans rancune je livrais toutes mes énergies à ce jardin pour qui m’avait si souvent délaissé ma mère. Mais tandis que je travaillais à refaire de cette brousse une roseraie, je réalisais que tout ce qui m’avait fait revenir s’était enfui. Ma mère, mon chien, jusqu’à la beauté de ce jardin, n’étaient plus que souvenirs. Or des souvenirs ça peut s’emporter, où le vent nous mène, comme des graines, ou des racines célestes. Allais-je rester pour un père qui ne me reconnaissait pas, ou pour une jeune femme jadis aimée qui en avait épousé un autre ? Pour ce lopin de terre, qui sans ses fleurs n’avait aucun charme particulier ? Ne trouverais-je pas d’autre sol à labourer, plus vierge et mieux exposé ? D’autres femmes que ces pâles mijaurées de mon pays, ces paysannes qui jouaient aux demoiselles ? Perdais-je de vue que j’approchais de la trentaine, et que j’étais toujours aussi seul qu’à cinq ans ? Jusqu’à quand resterais-je fidèle à ma mère, qui n’avait cessé de penser à un autre ? Quel était mon regret, maintenant, de ces Indiennes dont la peau respirait le soleil, comme des plantes qui n’ont besoin pour vivre que d’un peu de lumière. N’étais-je pas ici comme une plante qui dépérit sans soleil ? Il me semblait que toutes les couleurs étaient restées là-bas, prises dans les lianes de la jungle, entre des lèvres d’orchidées, dans le plumage d’inséparables. Jusqu’à mon perroquet paraissait perdre ses rouges et ses verts, bientôt il serait gris, comme ceux de ses frères qui finissent en cage. Déjà il parlait moins, et ne chantait presque plus. Peut-être allait-il partir comme mon chien, sans même gémir, n’ayant plus cette vitalité qui le faisait hurler au pied de son chrysodendron, lorsque son aile était blessée. Le ciel était si bas, ici, qu’un cacatoès n’aurait pu y voler, ni les arbres pousser aussi haut qu’un chrysodendron. Moi qui étais si soucieux de mes souvenirs, laisserais-je pâlir les plus récents et les plus vifs d’entre eux? Ne fût-ce que pour les rafraîchir, j’aspirais à me replonger dans cette chaleur des Tropiques, où j’avais fini par oublier les moustiques, mes allergies, et ma douleur. Il me semblait que c’était là, bizarrement, que je retrouverais mon enfance, et comme une présence, pareille à celle de mon chien. “ Va voir là-bas si je n’y suis pas ”, disait souvent ma mère pour m’éloigner d’elle. Peut-être savait-elle qu’un jour, réellement, elle y serait, là-bas. “ Parmi les voyageurs, pensais-je, il y a ceux qui meurent dans des contrées barbares, et puis ceux qui ne résistent pas au retour. Sans doute serais-je de ceux-là, si je ne repartais pas. A moins qu’il y en ait d’autres, encore, qui survivent par ce qu’ils ont ramené, ces graines exotiques qu’ils réussissent à faire germer dans leur nord, ceux qui restent à l’affût de tout nouveau trophée rapporté par d’autres explorateurs – et alors s’organisent de véritables trafics, où contre un datura se troque un hibiscus, où la moindre bouture ne se cède qu’à prix d’or, et le marché ne peut se conclure que s’il semble à chacun avoir escroqué l’autre. N’appelle-on pas folies ces jardins où les princes veulent surpasser Versailles, éclipsant le Soleil royal, à introduire, dans des allées à la française, le suave désordre d’Outre-Manche – comme ma mère –, et les merveilles d’Outre-Mer – comme moi ? Mais moi, contre une fortune même, je ne céderais pas les graines que je destinais à ce jardin – et qu’avec toutes mes tergiversations, je suis en train de laisser pourrir. Au labeur donc, ce ne sera pas assez de rendre vie à ces rosiers, si je laisse mourir mes pousses d’orchidées. N’est-ce pas dans ce jardin que reposent les corps de mon chien et de mon Maître, qui en retournant à la terre ont dû l’enrichir mieux que nul engrais ? Au fond, rien n’est plus fertile qu’un cimetière. Et si mes racines sont moins éthérées que celles des orchidées, c’est ici qu’elles se trouvent. Allons, j’étais plus oublieux encore que tous ceux qui m’entourent ! Car s’il n’y a plus ici de fleurs, n’y a-t-il pas des arbres, plusieurs fois centenaires, qui mieux que moi connaissent ma grand-mère, et toute l’histoire de ma famille ? Ceux que je planterais, jamais je ne les verrais ni si vieux, ni si grands. C’est en hybridant mes plantes, les anciennes avec les nouvelles, que je concilierai le présent et le passé ; c’est en acclimatant ces boutures des Tropiques que je me referai aux froidures d’ici ”. Du reste les habituer à ce climat hostile ne me suffirait pas, je tenterais de les naturaliser, jusqu’à ce qu’elles prolifèrent, sur ce sol qui n’était pas fait pour elles. Et après je les apprivoiserais, comme un Indien je les ferais croître en chantant, avec mon perroquet, qui aurait l’impression de retrouver sa brousse, dans mes fleurs plus luxuriantes que des oiseaux du paradis. Déjà il se remettait un peu, mon perroquet, et à nouveau retentissaient nos accords, moins parce qu’il s’habituait au froid que de me voir d’humeur meilleure. N’avais-je pas encore compris que ce n’était pas seulement de mes mots qu’il se faisait l’écho, mais du moindre de mes sentiments ? Et par ces cris qui lui revenaient droit de son chrysodendron, il m’apprenait qu’apprivoiser n’est pas brimer la sauvagerie, mais couler sa force dans la douceur. N’était-ce pas cela que je visais, en venant semer mes orchidées au milieu de roses ?

Mais la pluie avait transpercé mes malles durant le voyage, mes semences étaient rabougries, et certaines boutures carrément pourries. Ainsi jamais mon jardin ne connaîtrait l’hibiscus. Quant aux autres essences, pour les sauver il faudrait aider la nature. Il faudrait que je les abrase, mes graines, ou bien les scarifie, renouant avec les viols naïfs de mon enfance, afin de faciliter la levée, dont le seul nom me remplissait d’espoir, et que j’enrobe mes racines d’engrais, de la fiente d’oiseaux, qui de la levée ferait une envolée. Je devrais amender le sol, puisque c’est ainsi qu’on dit l’enrichir, comme si l’on ne s’enrichissait jamais que de se repentir – encore faudrait-il savoir de quoi. Qu’avais-je, pour ma part, à expier, d’être parti ou bien revenu – moi qui n’étais pas loin de n’éprouver plus de regrets, ni de l’un ni de l’autre. Pour préserver mes plantes du gel, je devrais couvrir la terre de paille, ou de feuilles mortes, et répandre partout la mort pour qu’elle nourrisse la vie. Par là j’empêcherais les mauvaises herbes de pousser, en étais-je donc à renier ces folles herbacées que j’avais préférées aux roses – mais je me justifiais en me disant que ces ruses, je ne faisais que les emprunter à la nature, où les palmiers protègent leur tronc en s’enveloppant des débris de leurs feuilles. Les plus attentifs de mes soins, bien sûr, iraient à mes précieuses orchidées, qui avaient tant de mal à s’adapter, sur leurs maigres tuteurs ; les arbres par qui elles vivaient, là-bas, faisaient plus que les nourrir, c’était une symbiose parfaite qui les liait à eux – mais là-bas c’était le pays des inséparables, et il n’y avait ici que des séparés. Pour ne pas ajouter à cela le choc d’une chute thermique, je les avais logées dans les serres chaudes de Monsieur, leur préparant pour plus tard les serres froides, qui en réalité sont tièdes, et délicatement amènent les sèves les plus torrides à se modérer un peu. Le château lui-même, sous son lierre, s’était transformé en orangerie, et le fils du jardinier, qui jadis s’y glissait en secret, puis de pouvoir y poser le pied se sentit honoré, ce bougre à peine dégrossi par son exploration du monde, à présent allait et venait, sous les moulures de ces plafonds si hauts, comme le Seigneur des lieux. En d’autres temps je me serais pris pour Dieu, après avoir repris la place du Maître, de faire ainsi pour mes fleurs le froid ou le beau temps. Mais je m’avisai vite, devant l’état de leur tige, qu’à l’acclimatation je n’avais rien compris, en mettant toute ma peine à tempérer l’hiver, sans ménager en permanence l’humide du printemps. Avais-je oublié que sous la mousson, ce vent qui souffle la mer vers la terre, toujours celle-ci regorge d’eau? Du coup mes boutures d’araucaria, le géant des savanes, ne croissaient pas d’un pouce ; et mes graines de sequoia sempervirens, le toujours vert qui est là-bas l’image de l’Eternel, chez moi ne daignaient pas germer. A quoi bon s’escrimer, d’ailleurs, même s’ils prenaient ne seraient-ils condamnés à ne jamais dépasser la paroi de mes serres ? Ce pays était trop étroit, pour eux, et mon esprit aussi, il fallait être Indien pour comprendre leur éperdue liberté, on me l’avait bien dit, qu’élever un arbre tropical loin de son sol natal tenait de la gageure – mais n’étais-je pas Dieu, lorsque l’énormité de ces arbres me dérobait encore la mesquinerie de ma vie.

Il y avait aussi ceux qui survivaient de compromis, les bananiers sans bananes, et moi je m’étais toujours si peu préoccupé des fruits que je me réjouissais de leurs feuilles brillantes, mirant mon impuissance, et de ces fleurs trop épuisées d’éclore pour songer à se reproduire, ces corolles démunies de nectar ou de pollen. Pour peu que j’aie une fleur, j’étais content ; car souvent, rien que pour avoir des feuilles, il me fallait sacrifier les bourgeons et renoncer à toute floraison. La seule plante qui me réussit fut comme par hasard celle qu’on surnommait l’Attila des jardins – parce que là où elle prend, rien ne poussera plus. “ Rappelle-toi la malédiction de ta mère, devant cette misère que tu ne sus faire tenir. Linné de même, si doué pour la nomination, ne fut pas capable de garder les misérables lauriers qu’il avait recueillis lors de ses expéditions. N’as-tu pas trop rêvé, trop écrit de mots rares, trop dessiné de fleurs inimaginables, pour avoir encore la moindre fibre de jardinier ? Qu’est-ce que la vie d’un jardinier, du reste, sinon une suite de deuils, où l’on ne cesse de voir se faner ce qu’on a le plus chéri – et ne dites pas, je vous prie, que pour une fleur ou un chien, la mort se fasse infime. Peut-être ne suis-je plus assez vert, ou assez vivant, pour donner vie, ne sachant que contempler ce que d’autres, ou Dieu, ont semé. Pour mieux sentir ce qui plaît aux plantes, sans doute aurais-je dû mieux connaître les femmes. ”

Or de celles-ci je ne commençais à comprendre que ce petit bout de Rose, qui grandissant mieux que mes plantes, venait maintenant me demander de lui raconter des histoires. Bientôt ce fut de mon voyage qu’elle me fit parler, et de la vie de son grand-père, dont je devenais le dépositaire – ainsi que les arbres du jardin l’avaient été, pour moi, de ma grand-mère. Puis la petite réalisa que j’avais été enfant comme elle, et se passionna pour mes errances de jadis à travers la montagne, voulant que je lui décrive jusqu’aux jonquilles, aux orties que j’avais ramassées. Et un jour elle m’arriva la robe relevée en panier, remplie de jeunes pousses qu’elle venait d’arracher dans les pots de sa mère. Comment gronder une telle gentillesse, et ne pas sourire de cette pauvre Eglantine, persécutée par cette bizarre folie des plantes, qu’apparemment son père avait transmise à sa fille, sans même la voir naître ? Mais ce sourire que me rendait Rose n’était pas sans tristesse, peut-être était-ce la tristesse de mon enfance qui remontait, mais cette petite me faisait fondre, devant elle je ne sais quel gel en moi fondait en larmes, et lorsqu’elle me demandait ce qu’était ce panier vide, au centre de ma demeure, je n’arrivais pas toujours à retenir mes pleurs.

“ C’est à Tityre, tu ne t’en souviens pas… ? ”
“ Ma mère m’a dit qu’il était parti, mais que peut-être il allait revenir. Tu crois, toi, qu’il reviendra ? ”
“ Je ne sais pas… ”

Mais je crois qu’elle savait mieux que moi qu’il ne reviendrait pas.

Comment ai-je tenu, me demanderez-vous. Comment ai-je résisté, moi, à ce froid intérieur, et à toutes ces disparitions. Qui était là, pour prendre soin de moi, envelopper mes racines, recueillir ma sève et me nourrir l’âme ? A qui parler, ne fût-ce que cela, sinon à mon perroquet, ou mon père qui n’entendait pas, ou une heure ou deux, quelquefois, à une enfant de six ans ? Le dicton prétend qu’on récolte ce qu’on a semé ; ce serait si simple, et rassurant. Mais s’il est vrai qu’on ne ramasse pas de roses où l’on a jeté du foin, il ne l’est pas moins que les graines répandues, parfois, pourrissent avant d’éclore. Comment ne me suis-je pas effondré, dès lors, de voir mourir ces plants pour lesquels j’avais laissé crever les miens ? Le rêve, je crois, en moi fut toujours plus fort que le réel. Il y avait comme une foi, en je ne sais quoi, qui me tenait. “ Araucaria, sempervirens, lamium purpureum… ”, je me répétais ces noms comme une prière, qui comme jadis me préservait de la foudre. Les mots pour moi faisaient office de tronc, et me tenaient debout.

Ma foi finit par porter ses fruits, certes discrets, mais qui sur fond de ma misère prenaient figure de miracle. Enfin je sus ce qu’est la reprise, cet instant où la racine consent au sol étranger, y prend pied et le prouve par ses rhizomes, qui s’étendent, et rendent vie au jardinier. “ Voilà qui s’appelle du solide, qu’on vienne me dire, maintenant, qu’à force de courir les mers, j’ai fondé ma vie sur du sable. ” J’en vins à trouver que ces plantes exotiques étaient mieux chez moi que dans leur savane – où le soleil, parfois, ne les épargnait pas. Et puis vit-on jamais, dans les sols sans ardoise de là-bas, des hortensias virer au bleu ? Mes roses elles-mêmes, par ce brassage d’essences et de continents, avaient meilleure santé qu’au temps de Monsieur. Et sans me lancer encore dans l’hybridation du coquelicot et de l’orchidée, je savourais l’idée que d’un continent à l’autre, on retrouve certaines espèces, qui de conditions diverses savent tirer le même bonheur. “ Sans doute ma douce moitié était-elle là-bas, sous une corolle d’indienne dissimulant la même âme que moi. Mais comment l’aurais-je trouvée, moi qui après avoir retourné ce jardin, son souterrain, jusqu’à son labyrinthe, n’en déplaise à Monsieur, n’ai toujours pas retrouvé mon bulbe d’amaryllis ? ”

Mais cette accalmie fut de courte durée. Certains de mes tilleuls et mes hêtres, subitement, se virent envahis de cochenilles ; aussitôt j’enduisis leur tronc d’un poison que les Indiens m’avaient offert pour faire face à mes ennemis ; les pucerons n’y résistèrent pas, mais les arbres non plus : s’infiltrant par les trous que les bestioles avaient forés dans le bois, cette potion les ravagea mieux qu’aucun parasite n’aurait su le faire. Les cochenilles d’ailleurs ne tardèrent pas à revenir ; sachant qu’elles étaient de la famille des coccidés, je voulus combattre le mal par le mal, et les faire dévorer par leurs sœurs coccinelles, qui elles sont carnivores et ne s’attaquent pas aux plantes. J’achetai donc, contre une fortune, une nuée de coccinelles, qui deux jours plus tard avaient pris le large ; mais sentirent-elles alors le découragement qui me prit, et se mit à me ronger comme un vieux tronc, en tout cas elles revinrent, et cette fois firent un sort à mes pucerons. Ne m’entendaient-elles pas susurrer leur nom, comme Tityre celui d’Amaryllis, mes chères coccineae, qui en latin signifie écarlates à l’égal des amaryllis, mes coccinelles qu’en français j’appelais “mes petites coquines”. Ces mièvreries m’empêchèrent de voir que j’avais dû tomber sur des mutantes, ou du moins une espèce particulière qui était aussi végétarienne – et mes coquines, peu à peu, perforèrent les feuilles de mes hêtres. Ma mère, déjà, ne m’avait-elle pas dit de me méfier de ces bestioles charmantes, en réalité plus urticantes qu’araignées. Mais moi, dans mon enfance déjà, je ne me fiais qu’aux apparences, et volant au château des grains de ce café venu du bout du monde, je les peignais de rouge et noir pour en faire des coccinelles.

Devant les feuilles rongées de mes arbres, cependant, pour la première fois depuis tant d’années dans les jardins, les prairies, les forêts, je me demandai ce qu’est la souffrance d’une plante. N’avais-je pas observé déjà que certaines fleurs, trop fréquemment touchées, finissent par se rétracter ? Et les Indiens ne m’avaient-ils fait voir qu’une feuille blessée peut prévenir ses soeurs, pour qu’elles deviennent amères à qui voudrait les manger ? Or si les plantes parlent, pourquoi ne comprendrais-je jamais leur langue, moi qui avais appris celle d’un cacatoès ?  A quoi pensaient-elles, mes orchidées, et que ressentaient-elles lorsqu’elles aimaient : qu’avait dit ma misère, jadis, pour séduire mon amaryllis ? Que les fleurs puissent aimer, du moins, je n’en avais jamais douté ; mais moi, avec ma misère morte, mes graines pourries et mes écorces trouées, avais-je part à cet amour ? Que veut-on dire d’un homme qui n’a pas les doigts verts, sinon que les plantes ne l’aiment pas ? Je contemplais ces arbres lacérés, qui jusqu’à moi avaient pu traverser les siècles, intacts, alors que moi je n’avais su les défendre. Sans doute n’étais-je pas assez fort, pour que puisse m’aimer une fleur, ou une femme. Et trop peu ancré dans la terre, aussi : que faisais-je, en ma légèreté, à l’heure où j’aurais dû massacrer ces coccineae, sinon admirer, malgré moi, les cercles parfaits qu’en rongeant elles avaient tracés ?

Après les plantes, on eût dit que c’étaient les bêtes, maintenant, qui se tournaient contre moi. Voulaient-elles me dire ainsi qu’il était vain, mon rêve d’harmonie entre les règnes, et qu’il me fallait retourner vers mes pareils, que j’avais fuis parce qu’eux non plus ne semblaient vouloir de moi ? Rose ne venant plus, ces derniers temps, où elle voyageait avec ses parents, je ne parlais plus qu’à mon perroquet. Peut-être était-il un peu las de mes plaintes ; même s’il restait sur mon épaule, il ne me répondait plus beaucoup. Et le jour où je me décidai enfin à jeter mes boutures mortes d’araucaria, soudain je sentis ses serres s’enfoncer dans mon bras. Le temps de tourner la tête, il s’était envolé. Son aile blessée, peu à peu, avait dû reprendre des forces. Peut-être battait-il des ailes, quand je ne le regardais pas, pour s’exercer à ce départ. Et moi je n’avais jamais songé qu’il pût avoir envie de partir. N’avais-je pas envisagé, moi, de retourner aux Tropiques ? Or moi je n’y étais pas né, comme lui. N’avait-il pas soudain revu, dans ces pousses d’araucaria, l’immensité de sa savane ? Ne m’en a-t-il pas voulu de l’y avoir arraché – pour laisser mourir, de surcroît, les germes de ses arbres ? N’est-ce pas par vengeance, qu’il planta ses griffes dans ma chair jusqu’à la faire saigner ? Cette plaie me faisait mal, mais ces questions plus encore, et surtout ce que malgré tout j’éprouvais comme une trahison. C’était mon tour, d’avoir l’aile blessée ; mais moi je sentais qu’à jamais mon envol serait brisé. Je regardais ce sang couler, finement, comme signant mon échec. De cela aussi, les Indiens m’avaient prévenu, ces oiseaux-là gardent l’âme sauvage, ils nous accompagnent le temps d’une conversation, puis retournent à des chants auxquels les humains ne comprendront jamais rien. Mais comment retrouverait-il ses chrysodendrons, maintenant qu’un imbécile lui avait fait traverser la mer, pourrait-il parcourir une telle distance, avec une aile fragile, retrouverait-il seulement le sens de son pays, lui qui n’était pas fait pour les migrations ? Sans doute échouerait-il, avant même d’atteindre la mer, dans une forêt du nord, où il ne saurait se nourrir, et où quelque rapace, qu’il croirait un ami, ne tarderait pas en faire sa proie.

“ Pourquoi faut-il, mon Dieu, que je tue tous ceux que j’aime, ces graines, cet oiseau, mon chien, ma mère elle-même? ” J’aurais prié pour que l’aigle du Seigneur vienne plonger ses serres dans mon cœur, et me fasse payer tous mes crimes. “ Ses serres sont si puissantes qu’elles tuent instantanément ” : à présent me revenaient ces mots d’un Indien à la vue de mon cacatoès, et qui m’avaient terrorisé, avant de comprendre que cet oiseau ne massacrait que des mulots. Pressentais-je qu’un jour je tâterais de ces griffes ? Qui sait si elles n’étaient vraiment empoisonnées, comme des flèches d’Indiens, en tout cas il me semblait que j’avais de la fièvre, et grelottais d’être envahi par une chaleur tropicale. Telle était cette fusion des espèces que j’avais désirée, jusqu’au sang je venais de ressentir l’amour d’un animal, qui peut-être finirait par avoir ma peau, comme j’avais eu la sienne. Sans cesse me revenait le dernier regard qu’il m’avait lancé, avant de partir, comme traqué, ou effrayé par ce qu’il allait faire, ou par cette mort qui l’attendait. C’était le même regard que m’avait jeté mon chien, tout à la fin. Celui aussi, sans doute, qu’ont les insectes enivrés de nectar, qui voient se refermer sur eux une fleur carnivore. Celui enfin que personne ne verrait, dans mes yeux, quand je les fermerais. Car les insectes, eux, peuvent parfois se sauver en y laissant une patte ; alors que moi, mon bras n’y suffirait pas. J’avais beau me le pincer, pour voir si ce n’était pas un cauchemar, je ne m’éveillais pas de cette fièvre, ou de ce désespoir, qui me brouillait l’esprit. Du moins je mesurais, maintenant, tout ce qui sépare un cacatoès d’un inséparable.

Il n’y a que les malheurs, chez moi, qui ne restaient jamais seuls. Après les parasites et la fuite de mon perroquet, ce furent les orages qui s’abattirent sur mon jardin. Mes plus belles roses en furent détruites, comme les premières boutures d’orchidées que je venais de planter en pleine terre. Mais le ver n’était-il pas, dès le départ, dans la fleur, va-t-on se piquer de cultiver des roses quand on ne sait s’occuper d’une misère, n’avais-je pas prétendu usurper la place du Seigneur, à déplacer des continents avec mes orchidées, que pouvais-je m’attirer que la foudre, comme tous ceux qui transgressent l’ordre que leur mère leur a inculqué. Tout cela je le savais si bien que ce saccage ne me surprit pas, ni ne me mit en rage, peut-être l’attendais-je, au fond de moi, il me soulagea presque, de me faire expier mon orgueil. D’ailleurs ce ne serait pas assez, et sentant à nouveau les serres de mon oiseau qui s’enfonçaient en moi, je ramassai une pierre afin de briser mes serres de verre. Déjà je voyais voler leurs débris, et se renverser les pots de mes orchidées, et leurs lèvres se déchirer, elles m’avaient coûté trop de peine, ces fleurs, maintenant elles mourraient, toutes les fleurs de ce jardin devaient être tranchées, pour m’ensevelir, et l’on ne saurait plus si cet enterrement était celui d’un homme ou d’une marée de fleurs. Mais je vis tout cela si bien que ce ne fut plus la peine de l’accomplir, ne savais-je pas depuis longtemps que j’étais plus doué pour le rêve, aussi je posai ma pierre, et à nouveau me mis à rêver de repartir. “ Puisque tout a échoué de ce que je voulais construire, pourquoi ne pas jouir, tout simplement, de ce que Dieu a créé ? N’y a-t-il pas d’assez belles fleurs sur terre pour que je m’en contente ? Qui m’a demandé d’apporter dans le nord les splendeurs du Sud ? Si guérit cette plaie au bras, si cette fièvre tombe, ne pourrais-je pas, comme une humble graine portée par le vent, retourner dans cette savane pour y prendre racine définitivement ? ”

Mais ce n’était pas cette plaie, déjà presque cicatrisée, qui m’empêchait de partir, ni cette fièvre évidemment imaginaire ; c’était une fatigue, plutôt, la foi qui n’y était plus, une envie de se poser, et de prendre racine là même où l’on trouve. C’était presque une paix, qui descendait en moi dans ce jardin dévasté, la paix de qui n’a plus rien à perdre, de qui n’a plus qu’à écouter la poésie de Virgile, sous les hêtres qui restent, dans le souvenir d’un chien qui s’appelait Tityre. D’ailleurs comment repartir, maintenant que je connaissais Rose, qui m’était revenue de son voyage, sur un continent où je n’avais pas mis le pied, c’était son tour de raconter, elle avait tellement grandi, durant ce temps où je ne l’avais pas vue, ressemblant toujours plus à l’Eglantine de mon enfance, mais de plus en plus douce.

“ Pourquoi tu restes toujours seul, devant ce panier vide ? Je sais que tu l’aimais, Tityre, mais il n’a pas l’air de revenir… Pourquoi tu ne prendrais pas un autre chien… Même s’il revenait, le tien, ça lui ferait un ami… ”

Ces mots, quelques mois plus tôt, m’auraient mis hors de moi, peut-être aurais-je alors jeté dehors la petite fille ; mais là, je ne sais pourquoi, je ne réagis pas. Un rayon de soleil jouait, dans ce panier, dont l’osier, soudain, parut s’assouplir, se relever doucement vers le soleil, et refleurir.

“ Ça te ferait plaisir ? ”

Rose devint plus rose encore.

“ Tu serais d’accord, pour l’appeler Virgile ? C’est le nom d’un poète, qui parlait aux arbres… ”

Et le sourire qu’elle eut, pour me remercier, me remplit de ce bonheur que chantent les Bucoliques.

Puisque je resterais là, donc, pour Rose et pour quelques racines, autant faire de ce jardin, qui était déjà le tombeau d’un chien, le paradis d’un autre. Je ne m’acharnerais plus à faire survivre des boutures qui ne voulaient pas prendre ; celles qui se trouvaient bien ici n’avaient qu’à se naturaliser toutes seules. Bien sûr je les arroserais, quand la pluie ne le ferait pas ; mais c’en était fini des tapis de feuilles mortes et des engrais, désormais cette terre serait assez bonne pour moi. Sans doute étais-je l’une de ces plantes qui gardent leur vieilles feuilles jusqu’au printemps, se demandant si un jour il leur en viendra d’autres, se méfiant un peu du neuf tout en le désirant – et puis soudain, en mars, le vent balaie leurs feuilles, et les plantes se sentent toutes légères, toutes prêtes à accueillir des boutons de roses. Elles qui se croyaient caduques, persuadées qu’elles ne vivraient qu’une saison, et que cette saison-là était sur le point de passer, cet air tiède tout à coup les ranime, leur sève se réchauffe, à la pensée de ces roses à venir, et l’on dirait que monte en elles une seconde jeunesse. Sans doute étais-je comme l’un de ces arbres tranchés, dont la souche drageonne, contre vents et marées – peut-être que le tronc qui en sort n’a plus la vigueur du précédent, mais peu importe, pourvu qu’il dure, et puisse encore prendre part à la lumière du jour, à la tiédeur des nuits, à ces parfums qui circulent dans l’air. Plus que jamais j’admirais cette facilité qu’ont les arbres à cicatriser leurs blessures, et peut-être que la trace n’en disparaît jamais, mais ça ne les empêche pas de fleurir. Peut-être aussi que la tige écorchée s’endurcit quelque peu, jusqu’à se faire de bois, parfois, mais le plus dur des bois lui-même n’est-il pas pénétré par les pluies du printemps et ses souffles embaumés ?

“ Ne dirait-on pas que plus je me fais plante, plus je deviens humain – comme un Indien ? Ce que j’ai tant voulu, il suffisait de le laisser faire par les brises et la lumière. ” Certaines de mes orchidées qui en serres dépérissaient, en pleine terre, étrangement, depuis les orages paraissaient reprendre. Et ce potager dans lequel j’avais craint de voir un jour transformé mon jardin, sans main humaine avait pris place entre les hêtres et le labyrinthe : des asperges sauvages s’y étaient plantées, et des graines de fenouil, volées par le vent à un champ voisin, les avaient rejointes. Dès lors je dus me souvenir que le fenouil lui-même a des fleurs, d’un blanc rosé, toutes graciles, et me réconciliant avec les légumes, je plantai des carottes rien que pour voir leurs ombelles. “ Du reste n’appelle-t-on pas légumineuses toutes les fleurs dont le fruit est une gousse? Après les herbes de l’enfance et les inflorescences de la jeunesse, voilà le fruit de la maturité. Or n’y a-t-il pas toujours plus de légumineuses à mesure qu’on s’approche des Tropiques ? Les laisser se multiplier ici serait pour moi une façon de retourner là-bas. En outre il ne me déplairait pas de ne plus me nourrir que de racines, telles ces carottes et ces asperges, pour mieux encore m’attacher à cette terre, et n’avoir même pas à m’acclimater, le jour où je devrai manger par la racine les pissenlits. ” Ne me nourrissant plus, déjà, que de ce que m’apportait le hasard, il me semblait que les tiges des fraisiers sauvages, avides de donner leurs fruits, se tendaient à mon passage. Je buvais des infusions d’églantine en songeant à la vie que j’avais manquée, auprès d’une jeune fille qui paraissait sauvage à force d’être civilisée. Les jours encore plus songeurs, ma tisane s’aromatisait de ce tilleul qu’avait planté ma mère ; et lorsque me prenait la nostalgie des Tropiques, je cueillais quelques fleurs du jeune acacia que j’en avais ramené, et les croquais comme un Indien qui sait combien elles sont sucrées. Ainsi se rassemblaient toutes les strates de ma vie, dans ce jardin presque d’Eden où je n’avais qu’à tendre la main pour apaiser ma faim.

Mes plus beaux légumes, pourtant, je les réservais à mon père, si discret que j’avais peur, parfois, de l’oublier, comme une plante qui s’effacerait peu à peu, ne parlant plus, ne marchant plus qu’à peine, mais savourant encore les asperges et le soleil. Quelquefois j’avais peur aussi de devenir comme lui, et de me suffire de ce jardin. Le monde me manquait si peu, et avait encore moins besoin de moi. Je n’avais même plus envie de parcourir la montagne en quête de fleurs rares, j’étais pris de vertige face au vide, qui m’oppressait, comme empli de tous ceux qui s’en étaient allés. Etait-ce illusion de passéiste, il me semblait qu’il y avait moins de coquelicots et de bleuets qu’en mon enfance. Par les détours et les errances du hasard, du reste, ne voyais-je pas réalisé le rêve de cette enfance, dans ce jardin où les fleurs des champs et d’autres contrées se mêlaient aux roses ?

Pas un jour ne passait sans que j’y apprenne quelque chose, que les roses sentent différemment selon leur couleur, que les jaunes ont le parfum le plus poivré, et les rouges, comme j’aurais pu l’imaginer, le plus suave. Je n’en finirais pas de retrouver ce que j’avais laissé dans ce jardin, ou plus encore : lorsqu’un soir, en rangeant mes arrosoirs sous le portail du château, je butai contre une bosse étrange, soudain je reconnus mon bulbe d’amaryllis, mais dix fois plus gros qu’il n’était jadis ; et les fleurs qu’il donne depuis sont plus paradisiaques encore, et d’un rouge plus invraisemblable, que toutes celles que j’ai vues aux Tropiques. Pour faire fleurir toutes les racines ensevelies dans ce jardin, entre la tombe de Monsieur et celle de mon chien, je n’aurais pas assez de ce qui me restait de vie.

Les années auraient continué à s’écouler ainsi, de la douceur à la nostalgie, si Virgile n’était arrivé. Un matin Rose débarqua, toute excitée, les bras encombrés d’un ballot qui ne cessait de gigoter : “ Regarde ce qu’on a trouvé hier, sur le bord d’une route ! ” Bien sûr je n’eus pas besoin de déballer son paquet pour savoir ce qu’il contenait, cependant le cœur me battait, essayant de m’imaginer, mais en vain, la caresse de son poil, et ce sourire que toujours il paraît avoir, et puis ce regard, qui, lorsqu’on le croise, change la couleur du monde, des fleurs et des inséparables, – car comment se figurer la couleur que prendra l’amour, ce nectar de l’imprévisible. Ainsi, même ce nouveau chien ce serait le hasard, porté par une Rose, qui me l’amènerait, et sans doute ne l’aurais-je pas tant aimé si comme Tityre, mon perroquet, ou moi, il n’avait été de la famille des abandonnés. “ Que vas-tu faire, maintenant, des jours passés, et puis de ceux qui restent ? ” C’était comme si l’histoire, par là, se récrivait autrement, ce présent ramenant tout à lui, comme aux méandres du sentier tout à coup une clairière donne sens. Longtemps j’avais craint de trahir Tityre en reprenant un autre chien – et là, par ce que je vivais, c’était à Tityre aussi que je rendais vie. Car aucun chien n’aurait pu être aussi différent que Virgile, aussi joueur et joyeux que Tityre était paisible et pensif ; mais sous une autre humeur, c’était le même amour qui m’envahissait. C’était comme si je m’étais retourné, sans y penser, sur une branche qui aurait craqué, comme sous le poids d’un cacatoès, et que subitement je me retrouve dans la lumière, une mer étincelante de soleil.

Et depuis je ne vois plus passer les jours, comme ébloui, par cette clarté, par la beauté de Rose qui s’épanouit, par cette tendresse que me rend mon chien. C’est comme si ma mère était revenue, entre les hêtres et les tilleuls, ainsi que l’avait espéré mon père. Mon père est mort, comme une plante qui a épuisé sa sève, et lui aussi, comme ma mère, vu qu’il n’était ni un chien ni le Maître, il fallut le laisser au cimetière, mais j’avais fait assez d’économies, à me nourrir de carottes et d’acacia, pour qu’il ne finisse pas dans la fosse commune. Du reste je sais maintenant que les humains comme les fleurs peuvent se replanter où bon leur semble – ma grand-mère aussi n’est-elle pas ici, dans l’âme d’une amaryllis ? Parfois je me demande en quoi je me transformerai, quand je serai sous terre, comment elle jugera, cette terre, le labeur du piteux jardinier que je fus, car s’il est vrai que ce jardin est une splendeur, ce n’est vraiment pas ma faute. Quel arbre, ou quel arbuste, germera de mon corps, un paisible tilleul ou un églantier, ou bien quelle fleur, de la misère ou l’orchidée ? Mais soudain une coccinelle passe, je chasse un souvenir écarlate, tandis que Virgile aboie, et je pense à autre chose. Parfois me prend l’envie de décrire la perfection d’une fleur, mais les fleurs ne sont-elles plus éternelles qu’aucun écrit, quand mon papier serait en poussière n’y aurait-il pas encore des amaryllis, depuis longtemps d’ailleurs je n’use plus de papier, car comment mes mots vaudraient-ils la mort de l’arbre dont il serait fait? Comme le poète des Bucoliques, je grave mes amours dans l’écorce des arbres, pour qu’avec ceux-ci mes amours continuent de grandir. Toujours fasciné par la poésie de la botanique, il m’arrive de songer que si j’avais eu une fille, je l’aurais appelée Ombelle, ou bien Corymbe. Mais comme il y a ma Rose, je n’ai pas de regrets, ni de peur, sachant que quand je n’y serai plus, elle veillera sur mes fleurs. Et quand je contemple ce jardin, je peux me dire : voilà ma vie.

“ Mais enfin, Monsieur, me direz-vous ce que fut votre vie ? ”

“ Ne le voyez-vous pas ? Quelques roses, un peu de prose, et puis quelque chose, parfois, qui ressemblait à une grâce… Regardez, là, je caresse mon chien, et il me semble que je suis heureux. ”