De fleurs, d’air et de murmures

Lecture en dialogue avec la composition d’un bouquet ikébana

Dans son enfance déjà, Naku était embarrassé quand on lui demandait ce que signifiait son nom. Selon son humeur, ou la saison, il répondait que Naku veut dire pleurer, ou bien chanter.
Lorsqu’il se mit à aimer, la femme qui l’envoûta avait un teint étonnamment clair et une bouche incroyablement rouge. Alors il se mit à chanter : « comment se peut-il que ta bouche soit si pareille à la feuille d’érable, ta peau au pétale du cerisier, et ta chair au lotus ? » La belle éclata de rire : « Me voilà devenue jardin ! Naku, si tu aimes tant les fleurs, plutôt que moi va les admirer ! Est-ce ainsi qu’on s’adresse à une femme ? »
Alors Naku sentit que jamais il ne saurait s’adresser à une femme. Comme il sentit aussi que jamais plus il n’aimerait à ce point, il décida de devenir moine, et plutôt que vers une femme, se tourna vers l’éveil.
Il partit donc au monastère, mais de sa méditation, sans cesse, venaient le distraire les oiseaux blancs qui traversaient le ciel, et les poissons, d’un rouge si éclatant, qui glissaient dans l’étang, et puis les fleurs surtout, avec toutes leurs nuances de rose, de pourpre et de carmin. Au point que son maître finit par lui dire : « Naku, si plus que l’éveil les fleurs retiennent ton esprit, va donc vivre dans la nature, ta place n’est pas ici. »

Au début, on veut tout… on en cueille beaucoup trop… et tout d’un coup, les bras encombrés de toutes ces branches dont finalement tu ne feras rien, là tu mesures ton avidité…

Avant de te lancer, regarde… longtemps…
D’abord, tu choisis ce qui sera ton ciel…
Puis ton humanité…
Enfin, ta terre…
Dans le tao, on dit que l’homme se conforme à la terre, et la terre au ciel…
L’humanité, c’est juste le point de rencontre entre terre et ciel… D’ailleurs dans certaines formes, il n’y en a pas…
Et entre terre, ciel et humanité, tu mets ce qui va les relier, sans embrouiller…

Chaque fleur doit être le centre… et en même temps, aucune…
Evite ce qui est symétrique… Dans ce qui est vivant, rien ne se répète… Essaie de faire sentir à quel point chaque feuille, chaque pétale est unique …
De chaque fleur, faire sentir la solitude…

Faire sentir la fraîcheur du matin… que chaque instant soit absolument frais…
Et décaper notre regard humain de tout ce qu’on a voulu leur faire dire… le saule qui pleure, le chrysanthème de cimetière…
Les voir comme pour la première fois…
Tu as déjà regardé les fleurs des orties ? On dirait de minuscules orchidées…
Entre les vivants, plus de hiérarchie… le déploiement d’une feuille qui devient aussi important que la destinée d’un humain…

Quand chaque végétal aura trouvé sa place, toi tu trouveras la tienne…

Naku s’en alla donc du monastère, un peu perdu. Ne semblait-il pas que personne ne voulait de lui ? Il se mit à marcher, à errer, jusqu’à tomber d’épuisement. C’était l’heure du couchant, le ciel virait à l’or, allait vers le plus stupéfiant des rouges, et Naku le contemplait bouche bée. Un ermite à cet instant passa, et Naku se réjouit de partager avec lui une telle splendeur : « Regarde, ne dirait-on pas le mordoré qu’on voit aux chrysanthèmes sur le point de faner ? » L’ermite se mit à rire comme la femme qu’il avait aimée : « Pour jouir du soleil, as-tu besoin de le comparer aux fleurs ? Ah sûrement tu dois être poète, et au monde préférer les mots ! »
Et si l’ermite avait raison ? Peut-être, au fond, était-il poète. Dès lors il se mit à écrire.
Il apprit à dire, au printemps, la pluie fine, et en été, cette brume que répand la chaleur, à l’automne, l’infini des rouges, et en hiver, la paix de la blancheur. Quand il se sentit prêt, il alla vers les fleurs. De toute son âme il s’efforça de dire le prunus, l’iris et l’orchidée. Il tenta de les comparer aux étoiles, au soleil même, mais n’étaient-elles plus belles encore? On ne pouvait les comparer à rien, aussi resta-t-il en silence, à les regarder.
L’ermite, à ce moment, repassa sur le sentier, et se remit à rire. « Si à la vie tu préfères la méditation, que ne te fais-tu moine ? » « Ah non, j’ai déjà essayé, et sur moi déjà tu t’es trompé, car je ne suis pas non plus poète, et aux mots je préfère les fleurs. » « Alors, que ne te fais-tu peintre ? » Là ce fut l’illumination, enfin il allait trouver sa place en ce monde, en révélant de ce monde la beauté.

Tout est important… chaque geste… quand tu places une tige, quand tu enlèves une feuille, c’est comme si tu chamboulais l’univers…
En tout cas l’espace doit rester visible… Il faut que l’air puisse circuler…
Qu’on ne voie plus les branches, mais la sève…

Il faut qu’on ait l’impression qu’elles ont poussé là… dans cette inclinaison-là, exactement…
Au fond, c’est une danse…
Même celles qui retombent un peu, il faut qu’on sente leur élan vers le ciel…

Ton bouquet, il est réussi si on y sent la vie… C’est ça que tu cherches, beaucoup plus que la beauté…
La question ce serait : est-ce qu’il se passe quelque chose dans ce bouquet… ?
Cet élan qui les fait pousser, c’est ça aussi qui te fait composer le bouquet…
Saisir ce qui fait qu’on tient debout…
De préférence tu élimines les feuilles défraîchies…
Pourtant, faire sentir aussi le passage du temps…
Faire sentir qu’elles se transforment, tout le temps… qu’elles sont déjà en train de mourir…
Ce qu’on aime le plus, dans les fleurs, c’est peut-être les voir revenir…
Quand le froid est au plus fort, en février, le mimosa… et à chaque printemps le prunus, en mai les pivoines et la glycine… éternellement… l’éternité tombée dans le temps…
Le bouquet juste, c’est celui qui s’accorde au temps qu’il fait…

Il faut qu’on sente les cinq éléments… La terre, dont le vase est fait… Le bois, encore tendre, dans la tige… Le feu, dans la lumière… L’air qu’elles respirent… L’eau… fais attention à ce qu’elle soit bien claire, l’eau, elle est censée refléter la clarté de ton âme…
C’est comme si tu te peignais toi-même…
Bien sûr on peut faire des bouquets lisses et jolis… Mais ça peut aussi devenir un combat…
Un face-à-face avec ta colère, ta lâcheté, ta mesquinerie, ta peur… ta solitude aussi…
Alors tu élagues, enfin tu essaies…
Parfois tu as envie de l’envoyer au fond du jardin, ton bouquet…

Naku alla trouver le plus grand des maîtres, de ceux qui ne peignent que des fleurs, et le pria de le former. Pour commencer, le peintre lui demanda de choisir la fleur que dix années durant il allait étudier. Autour d’eux il y avait toutes les fleurs que la terre, l’air et l’eau ont créées, mais Naku à l’instant repéra un lotus, et de celui-ci ses regards ne purent se détacher.
Le maître le laissa donc avec son lotus et une feuille blanche. Le lendemain, lorsqu’il revint, la feuille était toujours aussi blanche. « Ne vois-tu donc rien ? » « Si vous saviez, hélas, ce que je vois… ! C’est plus que ma main n’en peut supporter, elle se met à trembler dès que je tente de l’esquisser. » « Que t’a fait cette fleur, pour te mettre en pareil état ? » « Si ce n’était qu’une fleur, mais ne voyez-vous pas, dans ces pétales, un visage de femme ? » « Si tu préfères les femmes aux fleurs, Naku, ta place n’est pas ici ». «Ah non, je vous en prie, cette phrase je l’ai trop entendue ! N’aurai-je vraiment nulle place en ce monde ? Pourquoi faut-il choisir entre femmes et fleurs ? Je vous en prie, apprenez-moi à peindre les fleurs comme des femmes, et les visages comme des pétales. » Sa détresse toucha le maître, qui lui permit de rester chez lui, à étudier les courbes et les roses d’un lotus, dix années durant. A ce terme il reviendrait voir si Naku était devenu peintre.
Et Naku se mit à apprendre, de tout son cœur, avec toute l’endurance, la constance, la patience, dont il était capable.

Parfois il faut du temps, pour faire un bouquet… Le laisser reposer, mûrir, le reprendre, parfois d’une semaine à l’autre…
Mais sans perdre l’élan… comme d’un seul trait…
Tes fleurs elles ne se laissent pas faire, elles réagissent, elles te résistent… toi, tu es là, avec ta volonté, tes intentions, que bien sûr tu crois bonnes… et puis elles te disent que ce n’est pas du tout ça… tu imaginais une belle cascade, et tu te retrouves avec une espèce de buisson, informe, où tu es bien obligé de te reconnaître…
Tant que c’est toi qui décides, ce n’est pas très intéressant…
Ça tu ne t’en rends pas compte tout de suite, évidemment… Mais le jour où tu atteins ce que tu cherchais, c’est la grosse déception…
Et tout d’un coup, ça commence à se faire tout seul, et ça devient fluide…
Là tu n’as plus à prouver quoi que ce soit, ou à faire de l’art… Le regard des autres, un moment tu t’en fous… la seule chose qui t’importe encore, c’est le regard que les fleurs posent sur toi…
Alors tu te mets à chercher, librement… des formes, des agencements, des relations nouvelles… comme si des possibles s’ouvraient… dans ta vie aussi…
A l’origine c’étaient les moines qui faisaient les bouquets…
Comme s’il fallait y consacrer sa vie… ne faire que ça…
Et puis ce sont les samouraïs qui s’y sont mis, avant d’aller au combat…
Une question de vie ou de mort…
Les ennemis assiégeaient leur fort, mais eux, ils finissaient d’abord leur bouquet…
Peut-être qu’à l’instant de mourir, c’était une fleur qu’ils revoyaient…

Et si c’était l’art d’en finir avec notre peur de mourir ?

Naku apprit à tracer, d’un seul souffle, les traits les plus sûrs, si précis qu’on eût dit une espèce d’écriture. Ainsi se faisant peintre il deviendrait le poète qu’il n’avait pu être.
Il tracerait les liens subtils qui courent entre les lignes et les couleurs, comme entre tous les êtres, les dix mille êtres de l’univers.
Il atteindrait la grande mélodie de l’univers, son rythme, sa plus profonde pulsation, et avec elle se mettrait à l’unisson. Ainsi ne serait-il pas seulement poète, mais aussi, ou surtout, musicien.
Il trouverait l’accord entre ce qui n’est plus et ce qui n’est pas encore.
Il apprit comment pour se rencontrer ciel et terre, par la tige des fleurs, prennent le plus court chemin.
Il apprit que tout est fait de souffle, et d’esprit, plus ou moins condensé, dans la sève devenu fluide, et durci dans le rocher.
Il peindrait des nuages, qui sans cesse dessinent de nouvelles formes, et des pierres qui sous la patience de l’eau se dissolvent, et finissent par se transformer en nuages.  

Parfois, cette envie d’arrêter… Quand soudain il nous semble que les fleurs, sur leur arbre, sont plus belles que tout ce qu’on pourrait composer…
Pourtant, on continue…  Comme l’arbre…
Et parfois cette question : qu’est-ce qui nous donne le droit de les couper…? On veut montrer la vie, et on commence par la leur enlever…
A d’autres moments, je ne suis pas loin de croire que ce sont elles qui nous choisissent, pour les cueillir…
Peut-être pour devenir plus vivantes qu’elles ne l’ont jamais été…
Elles, elles n’auront qu’un printemps…
Mais ce que pendant ce temps elles vivront, peut-être que toi, dans toute une vie, tu ne le connaîtras pas…
Regarde, le liseron, comme il s’accroche à la vie, de toutes ses vrilles… Et les chardons, qui fendent la pierre pour pousser…

Un jour, tu en arrives à faire des bouquets sans fleurs… juste des feuilles, des tiges, parfois des branches…
Et puis un jour, tu te passes de tiges et de branches…

L’essentiel, c’est que ça reste inachevé… on n’en finit jamais.

Ici, on dit que c’est le printemps quand on voit la fleur… là-bas, quand on pressent que le bourgeon va sortir…
Là-bas les terres suffisent à peine à les nourrir, et toutes sont prises par les rizières…
des prés fleuris, là-bas, ça n’existe pas… les fleurs, on ne les trouve que dans les jardins, les parcs, et elles sont sacrées…
Là-bas, quand les cerisiers sont en fleurs, tout s’arrête… ils prennent tous congé, tant pis pour les affaires urgentes, le plus urgent ce sont les cerisiers… Et ils passent la journée à regarder…
A un autre moment de l’année, ils font pareil avec la lune, quand elle est pleine…
L’art de regarder les cerisiers, ils l’appellent hanami… et celui de regarder la lune, tsukimi
Et les journaux télévisés rapportent, heure après heure, l’avancement de la floraison… l’état des bourgeons, les nuances du blanc…
La veille il n’y avait pas de fleurs… Le lendemain il n’y en aura plus…

Naku peindrait tout ce qui se ressemble et puis ce qui ne ressemble à rien.
Il apprit à faire circuler l’air jusqu’en la pierre la plus impénétrable, et à mettre dans un ciel vide une telle densité que le plus léger oiseau n’aurait pu s’y glisser.
Les mille et une couleurs, Naku les fit apparaître au fond de son encre la plus noire, et dans le blanc de son papier, fit pressentir l’obscur.
Il ne cherchait plus l’exacte apparence mais le cœur des choses, des êtres, des fleurs, ce qui les lie et les anime.
Plutôt qu’à les représenter, il s’appliquerait à leur donner vie et en elle à fondre la sienne.
Dans les montagnes qu’il traçait, il se mit à marcher, et dans ses lacs, à se baigner.
Ses bambous débordaient sa feuille de papier, et de celle-ci ses arbres s’élançaient vers les étoiles.
Il apprit comment une forme, lorsqu’elle est juste, surgit à la fois du monde et du cœur de l’homme.
Il apprit à tracer des points comme des graines où déjà l’on sent se déployer la plante.
Il apprit même à voir se faner les fleurs qu’il avait peintes au faîte de leur beauté. 

Ce serait l’histoire d’un homme qui aurait vu tous les pays du monde, tous les déserts du monde… et à la fin, son seul désir serait d’avoir un jardin…
Y planter des jonquilles, des jacinthes, des lys… une petite oasis, dans le chaos du monde…
Et les regarder pousser…
Tu verras, alors, le temps que ça prend… Une éternité…
Le temps s’arrête, à les regarder pousser…
A ne plus rien faire… Que regarder…
Il faut tellement de patience, pour tout…
Un jour tu seras capable d’attendre qu’une pierre se mette à fleurir…
Et si l’envie te prend encore de couper une fleur, alors, tu mesureras le temps qu’elle prend à pousser…
Toute la lumière dont elle a eu besoin… L’eau que tu as dû lui donner, chaque jour…
Tous ces soins, pour la protéger du vent, du gel, des insectes…
Alors, tu pourras la cueillir…
Et dans ton bouquet ce que tu essaieras de montrer, alors, ce sera toute cette énergie qu’elle a mise à pousser…

En peignant tout cela, Naku n’avait fait que peindre son lotus, et celui-là bien sûr était mort, depuis longtemps. Il allait y avoir dix ans que son apprentissage avait commencé.
Mais il l’avait tant regardé, son lotus, les moindres ombres qui sur ses pétales s’étaient posées, ses premières rides, qui l’avaient rendu encore plus touchant, ses roses qui avaient pâli, ses blancs qui avaient tourné au brun.
Il l’avait tant regardé, tant aimé, tout flétri, aimé jusqu’en sa mort, qu’à présent il ne pouvait plus voir que lui, en toutes choses. Et en toute fleur, tout arbre, toute montagne, sans cesse il le voyait ressusciter.
Il avait appris ce que veut dire, pour un mortel, qui aime un être aussi éphémère que lui, ou plus encore, ce que veut dire l’amour éternel.
Et en cet amour pour une fleur fanée, il y avait encore celui pour cette femme que bien avant son lotus il avait rencontrée.

Une vie, à essayer de tracer un triangle… Terre, ciel, humanité…
« Il faut élaguer plus qu’on ne laisse »…
Mais dans ce qui reste, faire sentir tout ce qui est parti…
Arriver à faire voir toutes celles que tu ne verras jamais… celles que tu as seulement rêvées…

Une vie pour pénétrer le cœur d’une fleur…
Essayer de saisir ses contradictions… ce qu’elle a de rugueux et de lisse… d’hostile et de tendre…
Toutes les nuances de sa chair… comment elle transpire…
Comment elle respire ou soupire…
Entrer dans son monde…
Dans sa façon d’avoir soif, d’être fatiguée… dans sa façon de sourire…
Ecoute-les… chacune… On n’écoute jamais assez.
Souvent je me demande ce qu’elles pensent de nous… si parfois on trouve grâce à leurs yeux…
S’il existe pour elles une délicatesse humaine…
Elles te connaissent mieux que tu ne te connaîtras jamais…

Essaie de regarder les gens comme tu regardes les fleurs… de trouver avec eux la même intimité…
Un jour, évidemment, il faudrait devenir fleur… devenir de plus en plus poreux à la lumière… au temps qu’il fait…
Devenir toujours plus clair… Ouvrir une clairière…
La lumière, elle ne doit pas seulement venir de l’extérieur, c’est de la fleur qu’elle doit sortir…
Comme de l’eau… devenir comme de l’eau… toujours plus fluide, toujours plus limpide…
Suivant son cours, imperturbable…
Contournant les obstacles, mais continuant…
Erodant la pierre, doucement…

Et tout d’un coup, c’est clair…
Tout d’un coup, ce que tu avais sous le nez, pendant des années, tu le vois…
Tu regardes les cerisiers en fleurs, et tout d’un coup, tu sens que tout est là…
Et qu’il n’y aura rien d’autre… rien derrière… cette splendeur, et puis la mort…
Tu vois ton bouquet, et tout d’un coup, c’est ça…
A portée de main…
Tu vois que c’est ça, exactement, qu’il faudrait vivre…
Que vivre, c’est exactement ça…

Par son lotus Naku n’avait jamais douté d’être aimé. Aussi finit-il par penser que même cette femme, jadis, peut-être l’avait aimé.
Il finit par ne plus bien voir la différence entre aimer et puis être aimé.
Peut-être était-ce l’âge qui dans sa folle tête, plus que jamais, embrouillait tout.
Mais il en vint à se sentir si heureux, un instant, mais si absolument, si éperdument, que c’en devint insoutenable.
Le lendemain, il y eut dix ans qu’il était arrivé chez son maître, et comme promis, celui-ci vint le voir. Mais il ne trouva rien, plus même une feuille blanche, juste quelques pétales.
Et l’on dit qu’à l’autre bout de l’empire, la même nuit, une dame qui avait été incroyablement belle fut saisie par le souvenir d’un homme qui en sa jeunesse l’avait aimée en vain, et pour qui elle se sentit soudain un amour immense, comme jamais elle n’en avait éprouvé, un amour si insoutenable qu’à l’instant elle en périt, dans le songe, inexplicable, d’un lotus qui avait ses traits. 

Sarinagara… là-bas ça veut dire : « et pourtant… »
Tout semble fini, accompli… « et pourtant »…
Soudain il nous semble qu’on n’a rien vécu…
Que rien n’a encore commencé…
Qui me rendra le parfum de la glycine, qui poussait sur ce mur un peu écroulé, au bord du chemin…
Et l’odeur du figuier, dans le soleil d’août, au milieu de cette cour où pourrissaient les pêches…
Et le jasmin, en mai, qui envahissait la ville…
Tant de printemps qu’on n’a pas vus…
Tout est raté…
Mais peut-être que c’est ça, qui fait que tout peut commencer…
Tu sens ? Ça ressemble à du genêt… Ou de l’acacia…
Tout le temps, commencer…
Ne plus s’arrêter de commencer…
Revenir à hauteur de tige…
De plus en plus fragile…
De plus en plus souple…
De plus en plus vivant…
Avec le temps, toujours se rapprocher du printemps…
Fleurir, tant qu’on peut,
Et puis se fondre dans le printemps…
Si c’était ça, vieillir…?
Se concentrer…
Et puis se disperser…
Essaimer…
Et fleurir autrement…
Essaimer…

 

Création au Mas Reynès, à Montpellier, le 24 juin 2017

Composition du bouquet et témoignage sur l’expérience de l’ikébana : Arnaud Caron